4.26.2005

L'intelligence et la «vieille Europe»

RELIGION Après l'élection du cardinal Joseph Ratzinger à la tête de l'Eglise catholique

PAR ROLAND HUREAUX *
[26 avril 2005]

L'élection du cardinal Ratzinger à la tête de l'Eglise catholique, sous le nom de Benoît XVI, a une première signification : le conclave a fait le choix de l'intelligence. Dans le jeu infini des pronostics qui a précédé le vote, toutes sortes de considérations furent avancées par les commentateurs : l'opposition, vulgaire à force d'être entendue, entre conservateurs et prétendus progressistes (comme si le successeur de Pierre n'avait pas d'abord, d'une manière ou d'une autre, le rôle de conserver l'héritage d'une institution fondée sur la tradition), l'intérêt qu'il y aurait à élire un pape blanc, noir, jaune, d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine, ce qui est en effet, pour le coup, un vrai problème.
Mais personne parmi les initiés ne contestait que le cardinal Joseph Ratzinger dominait intellectuellement de très loin le Sacré Collège. Ceux qui pensent que l'Eglise catholique véhicule des superstitions dépassées n'attacheront pas d'importance à un tel critère. Ceux qui se souviennent que pendant dix ou quinze siècles elle a réuni dans ses rangs la fine fleur de l'intelligence et de la culture occidentale y verront au contraire le signe de la continuité, la vraie, pas celle qui se cramponne seulement à des dogmes desséchés. A une époque où la crédibilité du message chrétien se trouve contestée au nom de la science, il n'est pas inutile que le pape soit un des plus grands intellectuels de notre temps, comme l'étaient d'ailleurs la plupart de ses prédécesseurs à commencer par Pie XII, si décrié.
Qui plus que Joseph Ratzinger domine d'aussi haut non seulement les mille et une subtilités d'une théologie catholique à la fois très simple et très complexe, gymnastique intellectuelle fondatrice de toute haute civilisation, mais encore l'essentiel de la culture littéraire, philosophique et scientifique de notre époque ? Cela ne suffit sans doute pas à faire un chef (c'est le vrai sens du mot «pasteur»), comme le fut si admirablement son prédécesseur Jean-Paul II, mais qu'une Eglise en pleine crise privilégie d'abord le critère intellectuel est un signe de continuité et marque une forte différence avec l'univers séculier où les chefs d'Etat qui, sur ce plan-là, arrivent à la cheville du nouveau pape, ne sont pas légion.
Ce décalage croissant entre la culture de certains chefs religieux et l'inculture de la plupart des chefs politiques n'est-elle pas la raison pour laquelle les premiers conservent une si grande autorité dans un univers de plus en plus séculier ?
Ratzinger est le dernier survivant de la grande école de théologie qui au XXe siècle, dans un effort d'approfondissement sans précédent, rénova magistralement le dogme chrétien : la génération de Balthasar, Bouyer, Le Guillou, Daniélou, de Lubac, Congar, on en oublie, école qui se retrouva un temps autour de la revue Communio. Ses foyers principaux furent la France et l'Allemagne mais elle aussi rayonna à leur périphérie, notamment dans la Pologne de Wojtyla. Elle n'a de comparable dans la période récente que l'école russe du début du XXe siècle (Lossky, Soloviev, etc.)
L'autre grande signification de cette élection est que Ratzinger est un pur produit de ce que les Américains appellent la «vieille Europe». On comprend certes la déception de ceux qui espéraient, après l'élection d'un pape non italien, un nouveau signe d'imagination créatrice de la part de l'Eglise, au travers de l'élection d'un pape argentin, hondurien ou indien.
D'autant que beaucoup pouvaient penser que ni l'Eglise ni la civilisation n'avaient plus rien à attendre d'un continent en voie de déchristianisation rapide et frappé d'une perte de sens dont l'indice le plus significatif est sans doute la dénatalité : un déficit d'un tiers de naissances à chaque génération, une extinction programmée des peuples de souche européenne à terme. Beaucoup pronostiquent que le destin qui attend notre continent est celui qui frappa l'Asie mineure, foyer principal du christianisme durant les cinq premiers siècles de notre ère et où il a aujourd'hui pratiquement disparu. D'autant que l'Europe est plus que jamais rongée par une culpabilité liée aux guerres fratricides du XXe siècle et à la Shoah, une culpabilité qui fut longtemps l'apanage de l'Allemagne mais qui tend à devenir européenne. La construction européenne serait moins, dans une telle optique, le signal du renouveau que la conduite de fuite qui évite à notre continent de regarder en face ses vrais problèmes.
Joseph Ratzinger est plus que quiconque un enfant de cette «vieille Europe», non seulement parce que son terroir d'origine se trouve au centre du continent, à un vieux carrefour de civilisation riche d'histoire et de culture, mais aussi parce que presque tous les maux dont souffre l'Europe, notamment la déchristianisation et la dénatalité, touchent plus particulièrement l'Allemagne. En portant son choix sur un tel homme, le conclave a envoyé un signal fort à cette «vieille Europe» : elle ne doit pas se résigner à son déclin, elle a encore quelque chose d'essentiel à apporter à la civilisation. Et par rapport au critère évoqué un peu plus haut, celui de la transmission d'un immense patrimoine culturel et intellectuel, bien commun de l'humanité dont l'Eglise catholique a en partie la charge, elle garde une responsabilité irremplaçable.
Il resterait à dire ce que signifie cette élection pour l'Allemagne. En d'autres temps, nous Français l'aurions plutôt mal prise. Qu'elle ait été aujourd'hui envisageable témoigne du progrès, non seulement de l'Europe institutionnelle, mais surtout de la réconciliation en profondeur des peuples, particulièrement de la France et de l'Allemagne, sous l'égide de ces grands chrétiens que furent Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. Que Benoît XVI vienne d'un pays qui porte les lourdes responsabilités que l'on sait est-il une expiation, comme l'a suggéré un rabbin, ou une réhabilitation ? Voilà une question trop grave pour la trancher sommairement. Les milieux juifs informés savent que le cardinal Ratzinger fut particulièrement en pointe dans le rapprochement judéo-chrétien et, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, se réjouissent davantage de son élection que bien des chrétiens. Mais il est trop tôt pour juger de la portée pour l'Allemagne – et donc pour l'Europe – d'un aussi immense événement moral.
Il est bien assez de constater que la logique de l'intelligence et plus largement de la civilisation a prévalu et que, sans mépriser l'apport croissant d'autres continents, elle soit venue rappeler à la «vielle Europe» qu'elle conserve en la matière une responsabilité qu'elle ne saurait déléguer.

* Essayiste.
-->