4.26.2005

Benoît XVI, la foi, la raison et la modernité

LE MONDE | 26.04.05 | 13h50  •  Mis à jour le 26.04.05 | 13h51

Les catholiques allemands ont accueilli avec une satisfaction mitigée l'élection du cardinal Josef Ratzinger comme successeur de Jean Paul II. Mais un Allemand qui ne se réclame pas du catholicisme, qui passe au contraire outre-Rhin pour être le meilleur représentant de la philosophie des Lumières, a dû recevoir le choix du conclave comme la consécration d'un défi intellectuel qu'il avait accepté quelques mois auparavant.
Jürgen Habermas, le philosophe de la communication et du "patriotisme de la Constitution" , le continuateur de l'école de Francfort, qui apporta un renouveau sociologique au marxisme avant et après la seconde guerre mondiale, a en effet dialogué en janvier 2004 avec son compatriote qui n'était encore que le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. L'Académie catholique de Munich, où Josef Ratzinger a été brièvement archevêque, avait organisé cette rencontre insolite entre les deux intellectuels devant un public trié sur le volet. Le thème : "Les fondements moraux prépolitiques de l'Etat libéral" (le texte des interventions a été publié dans le numéro de juillet 2004 de la revue Esprit).
C'était poser la question de la légitimité, et des sources de cette légitimité, de l'Etat libéral, autrement dit de l'Etat démocratique et constitutionnel, conçu comme la forme la plus avancée de la vie en société. C'était aussi reposer d'une autre manière l'opposition entre la révélation et la raison, entre Jérusalem et Athènes, pour citer le philosophe allemand émigré à Chicago Leo Strauss, auquel se référait volontiers le cardinal et que critique Habermas.
La réponse apportée à cette question par les deux protagonistes du débat de Munich en dit long à la fois sur la manière dont le futur Benoît XVI envisageait le rôle de la religion dans la société moderne et sur la quête de sens et de légitimité taraudant un philosophe rationaliste athée. L'issue de la discussion a montré, à défaut d'une impossible harmonie, un étonnant rapprochement des points de vue. Josef Ratzinger n'a pas de doutes. Il l'a répété pendant la messe qui a immédiatement précédé le conclave : l'aune à laquelle toute chose doit être mesurée est la foi en Jésus-Christ. Il existe une vérité "prépolitique" qui est la vérité de la religion chrétienne, alors que les Lumières ont détruit le lien divin entre la foi et le savoir. Les philosophes des Lumières ne tolèrent aucune vérité supérieure à elle-même, aucune vérité préexistant à leur propre raison. Sans doute, ajoutait le cardinal, la raison doit être appelée à contrôler la religion, mais, dans le monde contemporain, c'est souvent la raison, privée du contrôle de la religion, qui a déraillé.
Habermas n'est pas insensible à ce dernier argument. Déjà en 2001, en recevant le Prix de la paix des libraires allemands décerné à l'occasion de la Foire du livre de Francfort, il avait étonné son auditoire en s'interrogeant sur l'importance des croyances dans les questions morales des sociétés sécularisées.
Pour lui, cependant, l'Etat libéral n'a pas besoin de justification supérieure. Il trouve sa légitimation dans le processus démocratique lui-même, qui est "une méthode de production de la légitimité par la légalité" . Le droit est un produit des institutions auxquelles participent des citoyens libres dans un débat tirant ses sources des valeurs constitutionnelles (universelles), sans intervention d'un droit moral métaphysique, religieux ou classique.
Pour celui qui deviendra Benoît XVI, le "lien unificateur" des sociétés, y compris des sociétés libérales, c'est Dieu. Pour Habermas, ce "lien unificateur" , nécessaire à la cohésion et à la solidarité sociales, ne préexiste pas à la liberté. Il est la pratique démocratique elle-même.
Arrivé à ce point, le dialogue serait bloqué si des doutes ne s'insinuaient pas dans l'esprit du philosophe des Lumières. Ces doutes ont deux origines. La première est la mondialisation non maîtrisée de l'économie et de la société, qui prive le processus de formation de la raison démocratique de sa base institutionnelle nationale, et donc de sa pertinence. La seconde est alimentée par les débordements de la raison, la prolifération des armes de destruction massive par exemple, comme les manipulations génétiques. Face à ce qu'il appelle "la modernisation dévoyée" , Habermas se demande si la raison ne doit pas être placée sous le contrôle du "prépolitique" . Il admet que la démocratie repose sur des motivations et des vertus ayant leur source en amont du politique, dans la sphère religieuse ou métaphysique. Il est donc nécessaire, selon lui, que la conscience laïque, sécularisée, ne dénie pas à la religion son rapport à la vérité.
Le débat de Munich s'est terminé par une reconnaissance réciproque : la nécessité admise par Jürgen Habermas comme par Josef Ratzinger d'un "double processus d'apprentissage" , dans lequel la raison et la religion seraient dépendantes l'une de l'autre.
Le processus démocratique et la loi de la majorité sont des réponses insuffisantes à la recherche de la légitimité car il existe des principes "prépolitiques" qui ne sont pas à la disposition des majorités et des minorités. Sauf à tomber dans l'historicisme que récuse Habermas ou à se soumettre au "despotisme du relativisme" dénoncé par le nouveau pape. Pour terminer par une boutade, citons encore Leo Strauss, qui ridiculisait le relativisme des valeurs en disant : "Si tout se vaut, alors le cannibalisme est une affaire de goût."

Daniel Vernet

Article paru dans l'édition du 27.04.05
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