6.07.2005

Benoît XVI dans les pas de Benoît XIV

RELIGION L’héritage idéologique du nouveau souverain pontife

PAR EMMANUEL LE ROY LADURIE de l’Institut
[Le Figaro, 07 juin 2005]

Que Benoît XVI veuille se rattacher nominalement et même profondément au pape Benoît XV, c’est bien évident, bien naturel. Le quinzième Benoît symbolisait lors de la Première Guerre mondiale un certain pacifisme catholique, du meilleur aloi mais sans véritable succès, en vue d’une réconciliation difficile entre puissances belligérantes, notamment la France et l’Allemagne, toutes deux plus ou moins catholiques, et parfois plus que moins. Des bellicistes français avaient même appelé, bien à tort, Benoît XV le «pape boche», surnom qui n’a plus de raison d’être, s’il en eût jamais, puisque nous disposons maintenant d’un souverain pontife qui lui est authentiquement allemand au meilleur sens de cet adjectif.
Avant Benoît XV, il y eut Benoît XII (début du XIVe siècle), auquel nous devons l’étonnante description sociologique du village cathare de Montaillou (Ariège). Mais description entreprise sur une base inquisitoriale qui n’est plus du tout la nôtre, ni a fortiori celle de Benoît XVI. On négligera également Benoît XIII, sur lequel le dictionnaire de la papauté de Philippe Levillain est plutôt sévère : entourage de profiteurs, dégrèvements fiscaux qui vident les caisses de l’Etat pontifical, népotisme, manque d’habileté politique, voire bigoterie puérile.
Par contre, l’antépénultième Benoît, qui répond bien sûr au nom de Benoît XIV, pourrait sans aucun doute servir de modèle à son lointain successeur qui, du reste, étant donné sa haute culture, connaît certainement et apprécie à juste valeur la biographie de son quatorzième et quasi-homonyme : Benoît XIV occupa le siège de Saint-Pierre de 1740 à 1758 ; il demeure (comme l’a écrit le regretté Bruno Neveu, historien qualifié de l’Eglise romaine) pape des Lumières et pape d’ouverture (1).
Né en 1675 à Bologne, Prospero Lambertini devient jeune encore membre du personnel de la curie ; il est employé dès 1708 dans la Ville éternelle à la congrégation des rites. Il prend position, à partir de 1728, contre le culte du Sacré-Coeur en vertu de convictions religieuses de style déjà moderne selon lesquelles le cerveau doit l’emporter sur les incertitudes du coeur. Se défiant de la superstition, Lambertini publie en 1734 et 1738 un traité relativement critique sur les procédures de canonisation, ouvrage qui lui vaudra jusqu’à la considération des protestants dont ceux-ci n’étaient pourtant pas prodigues. Lambertini s’avère aussi très précautionneux sur les problèmes de visions, d’apparitions, de prophéties... et de manifestations de la sainteté féminine.
Elu pape en 1740, il conclut, dans la foulée, des concordats avec l’Espagne, le Portugal, Naples, la Sardaigne et l’Autriche, textes de traités qui évitent l’ultramontanisme et respectent les prérogatives des gouvernements. Il inaugure le genre littéraire et doctrinal de l’encyclique dont vingt-cinq seront publiés sous son règne. Il est, fait remarquable, adversaire de l’esclavage. Il traite de façon relativement libérale, pour l’époque, du mariage mixte catholico-protestant. «Il y a en lui une volonté de retour à la purification, à la simplicité, à l’authenticité des premiers siècles du christianisme» (Bruno Neveu). Il fait preuve de bienveillance «hors de l’Italie» à l’égard des catholiques de rite grec, qu’ils soient albanais ou hellénophones. En revanche, il est moins souple, quoique pas d’une raideur excessive à l’encontre des rites chinois mis en place par quelques jésuites dans le céleste Empire et volontiers désavoués par les autorités suprêmes de l’Eglise.
Sur le prêt à intérêt, que le magistère catholique a longtemps interdit en son principe, quoique bien en vain, Benoît XIV autorise de facto les prises d’intérêt dès lors qu’il s’agit d’octroyer une prime indispensable en compensation des dommages subis du fait d’un prêt d’argent, prêt aussi en tant que prise de risque ou en tant que contribution sous forme de travail émanant du prêteur. Le pape Lambertini se montre complaisant vis-à-vis de Frédéric II, roi de Prusse ; il nomme, pour acquérir les grâces frédériciennes, un évêque silésien de mœurs douteuses, mais qui a l’agrément du Hohenzollern. En ce qui concerne les jansénistes, souvent des Français, Sa Sainteté refuse de les exclure du bénéfice des indulgences. Il s’interdit également de faire de la Bulle Unigenitus, très antijanséniste, une règle de foi. Il tente de tempérer les exigences des billets de confession que certains prêtres parisiens tentaient d’extorquer de force aux grands malades pour les contraindre à renier un jansénisme éventuel.
Il inaugure après la paix européenne d’Aix-la-Chapelle (1748) une période heureuse pour les états de l’Eglise : expansion économique, fondation de musées, développement de la bibliothèque vaticane (que Jean-Paul II, lui, confondra parfois avec les archives du Saint-Siège).
La Rome de Benoît XIV est celle de Piranèse, de la fontaine de Trévise, de la restauration du Colisée. Benoît n’hésite point à confier des chaires universitaires (de physique, de mathématique) à des femmes. Il noue des relations cordiales avec Voltaire et il offre volontiers son pardon à l’abbé de Prades, accusé d’antireligion. Enfin, performance remarquable, il retire des listes de l’index (1757) les livres de Copernic, Kepler et Galilée, favorables comme on sait à l’héliocentrisme. Ces mesures seront complétées totalement et définitivement en 1835 sur ordre du pape Grégoire XVI et l’on peut se poser la question de savoir s’il était réellement nécessaire, sous Jean-Paul II, de procéder à une repentance, si bien argumentée soit-elle, pour une question que l’Eglise avait depuis longtemps réglée... à tout le moins depuis six générations.
Il est vrai que les remarquables accomplissements des observatoires astronomiques des Etats du pape, depuis le XVIIe siècle, tels que célébrés par la Librairie du Congrès de Washington dans une récente exposition internationale relative à la bibliothèque vaticane, il est vrai disais-je que de tels accomplissements prédisposaient tout à fait la papauté en 1757 comme en 1835 à accomplir ces gestes essentiels de réparation vis-à-vis de l’injuste sentence anti-galiléenne promulguée en 1633. Mais sans doute Jean-Paul II voulait-il, au nom de cette repentance, «faire une fleur» à son génial compatriote Copernic. Ajoutons que nul ne demande aux protestants, demande qui serait grotesque, de se repentir du gigantesque iconoclasme d’oeuvres d’art majeures, commis par leurs prédécesseurs au XVIe siècle.
Nous parlions à l’instant du jansénisme, lequel, comme chacun sait, souhaitait être fidèle à la tradition que lui avait léguée saint Augustin. Il est frappant de constater que le pape Lambertini a vivement réagi contre la condamnation qu’avait formulée le grand inquisiteur d’Espagne à l’encontre d’un remarquable théologien ibérique de tendance augustinienne. On a pu comparer Benoît XIV à cet autre pape, jovial et joufflu, que sera Jean XXIII. L’oeuvre de ces deux hommes a subi post mortem un certain nombre d’infléchissements ; dans le cas de Benoît XIV, elle fit place (après 1758) au retour à un papisme plus dur. En 1963 (mort de Jean XXIII), on assista plutôt à «un affaiblissement de l’unité et une obsolescence de la romanité» (Bruno Neveu). Reste que le pontificat de Benoît XIV est marqué par l’instauration féconde de relations plus étroites avec son temps et somme toute avec l’Europe. En ira-t-il ainsi de Benoît XVI, dont les voies furent admirablement préparées par son prédécesseur venu de Pologne ?

Voir la contribution de Bruno Neveu sur Benoît XIV dans le recueil Ouverture, société, pouvoir (Fayard, 2005).
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