Non, Pie XII n'était pas un saint, par Daniel Jonah Goldhagen
LE MONDE | 14.01.05 | 15h08
Imaginez un homme qui, en prenant des risques, sauve un bébé d'une voiture en feu dans une zone rurale. Les parents sont morts. L'homme serait considéré comme un héros.
Il décide alors de garder l'enfant et de l'élever selon ses principes religieux. L'homme n'informe pas les autorités. Lorsque la famille de l'enfant, désespérée, part à sa recherche et vient à frapper à la porte de l'homme, il dit qu'il ne sait pas où se trouve le bébé. La bonne action de l'homme est devenue un crime. C'est un kidnappeur.
Un document provenant des archives de l'Eglise catholique française vient d'être publié. Il révèle que le pape Pie XII s'est conduit comme cet homme lorsque des familles et des parents juifs sont venus frapper frénétiquement à sa porte pour réclamer leurs enfants.
En octobre 1946, une lettre contenant les instructions du pape a été envoyée au nonce apostolique en France, le cardinal Angelo Roncalli, futur pape Jean XXIII, connu pour sa compassion envers les juifs et qui travaillait à réunir les enfants juifs cachés dans les institutions catholiques pendant l'Holocauste et leurs parents, leurs familles et les institutions juives. Cette lettre ordonnait à Roncalli de cesser son activité et de retenir les enfants juifs : "Les enfants qui ont été baptisés ne pourraient être confiés aux institutions qui ne seraient pas à même d'assurer leur éducation chrétienne", disait-elle.
L'intention de Pie XII de déposséder les parents juifs de leurs enfants était sans équivoque : "Si les enfants ont été confiés [à l'église], et si les parents les réclament maintenant, pourvu que les enfants n'aient pas reçu le baptême, ils pourront leur être rendus." "Il est à noter, précisait cette missive, que cette décision de la sainte congrégation du Saint-Office a été approuvée par le Saint-Père."
Ne pas rendre les enfants juifs baptisés était présenté comme un principe et une politique générale de l'Eglise - décidée par la Congrégation du Saint-Office, qui faisait autorité dans l'Eglise, et personnellement approuvée par le pape Pie XII. Il va sans dire que cette politique de kidnapping était transmise et destinée à être appliquée dans toute l'Europe. On ne sait pas encore dans quelle mesure Roncalli et d'autres représentants de l'Eglise ont véritablement appliqué les directives du Vatican. Les documents en rapport avec la politique de l'Eglise (y compris ceux relatifs à cette lettre) demeurent enfermés dans les archives du Vatican et dans les archives des églises des pays.
Durant l'Holocauste, des milliers d'enfants juifs anonymes ont trouvé refuge dans des monastères, des couvents et des écoles catholiques, mais pas sur ordre de ce pape antisémite. Ils ont été sauvés par des héros, des prêtres et des religieuses se trouvant sur place (auxquels Yad Vashem et d'autres ont rendu hommage, à juste titre).
Ils ont également baptisé un nombre inconnu d'enfants dont ils s'occupaient. On sait que, dans de nombreux cas, mais pas tous, les rescapés juifs, leurs familles ou leurs héritiers ont eu beaucoup de difficultés à récupérer leurs enfants. On soupçonnait que l'Eglise avait comme politique de voler ces enfants juifs pour Jésus. Selon Pie XII, une rescapée d'Auschwitz, persécutée parce qu'elle était juive, n'était pas censée récupérer son propre enfant parce qu'elle était juive.
On a maintenant une preuve : ce document qui fait froid dans le dos. Il révèle que la politique du pape et de l'Eglise a consisté, en fait, à kidnapper les enfants juifs, peut-être par milliers. Il expose l'insensibilité frappante de Pie XII aux souffrances des juifs. Son but évident était de mettre en œuvre un plan qui ferait d'eux des victimes une seconde fois, en privant de leurs propres enfants ces rescapés de l'enfer nazi, blessés dans leur chair et leur esprit.
Le document ne surprendra pas ceux qui connaissent l'antisémitisme de l'Eglise catholique pendant cette période. Le pape Pie XII, en ordonnant un acte criminel - que des enfants soient séparés de façon illégale et permanente de leurs parents, de leur famille ou de leurs protecteurs légaux ou spirituels -, s'est transformé en criminel. Il en a été de même pour tous les évêques, les prêtres et les religieuses qui ont pu promouvoir le kidnapping d'enfants juifs ou y participer. Personne n'est au-dessus de la loi. Un dirigeant religieux ou un chef de gouvernement qui manigancerait aujourd'hui une conspiration criminelle de ce genre serait mis en prison.
Beaucoup de crimes, de nos jours et dans le passé, ont été commis au nom de la religion. Pie XII et l'Eglise ont dissimulé au monde cette politique religieuse consistant à refuser aux parents juifs leurs enfants, précisément parce qu'ils savaient qu'elle serait considérée comme scandaleuse et criminelle. L'habit religieux ne devrait pas dissimuler la personne et ses actes et empêcher qu'ils soient appelés par leur nom. Les scandales récents sur les abus sexuels des prêtres [aux Etats-Unis] nous l'ont appris. Ils nous ont aussi appris que la transparence est nécessaire à cette Eglise qui garde ses secrets et qui a, habituellement, dissimulé les crimes et les méfaits de ses représentants.
Si l'Eglise est l'institution morale qu'elle prétend être, elle doit prendre des mesures pour réparer ses crimes. Le Vatican devrait créer et financer une commission internationale spéciale et complètement indépendante, formée d'experts historiques, ecclésiastiques et médico-légaux extérieurs et dirigée par une personnalité de renommée internationale, pour déterminer combien d'enfants juifs l'Eglise a kidnappés en Europe et le rôle précis joué par Pie XII et d'autres cardinaux et évêques.
La commission devrait avoir accès à toutes les institutions, tout le personnel et tous les documents de l'Eglise. Le pape Jean Paul II, qui, de manière critique, a beaucoup travaillé à améliorer le comportement de l'Eglise à l'égard des juifs, devrait ordonner publiquement à toutes les Eglises catholiques européennes de coopérer pleinement avec les enquêteurs et d'exhumer de leur côté ce qui s'est passé dans leurs paroisses.
Les archives sont sans doute facilement accessibles pour la plupart. L'Eglise est une institution qui enregistre et conserve fidèlement une chose plus que toute autre : les baptêmes. Par cette identification, toutes les victimes juives ou leurs survivants devraient être localisés par l'Eglise et avertis. La commission devrait aussi publier des rapports historiques détaillés sur ses découvertes.
Si la Suisse a pu faire la lumière, avec la commission Bergier, sur la confiscation des biens juifs pendant la guerre (publiée en 26 volumes) et si l'Australie s'y emploie pour les enfants que son gouvernement a volés aux Aborigènes pendant la même période, alors l'Eglise catholique peut faire de même en ce qui concerne la politique de vol des enfants juifs de Pie XII. Le Vatican devrait enfin cesser sa politique d'esquive et de dissimulation, vieille de plusieurs dizaines d'années, et ouvrir complètement ses archives datant de l'Holocauste et celles des églises dans les pays aux chercheurs et aux journalistes.
Elle devrait cesser de prétendre que sa seule transgression a été de ne pas faire davantage pour sauver les juifs et que son unique acte de pénitence ne doit consister qu'en de pâles excuses pour ses actes d'omission. La lettre à Roncalli qui a filtré n'est certainement pas la seule pièce à conviction dans les énormes archives secrètes de l'Eglise. En outre, n'est-il pas aujourd'hui incontestable que celle-ci doit empêcher ses suppôts de calomnier les juifs et les autres qui l'ont à juste titre appelée à l'ouverture et à la vérité en ce qui concerne son passé et ses crimes récents, ainsi que ceux de ses représentants ?
Enfin, il devrait aujourd'hui être évident que l'Eglise doit cesser ses efforts de canonisation de Pie XII. Il a été à la tête d'une Eglise qui, pendant la guerre, a poursuivi et a même intensifié les pratiques d'agitation antisémite vieilles de plusieurs siècles, en sachant parfaitement que les juifs étaient persécutés et massacrés ; une Eglise qui a applaudi aux lois anti-juives servant de base à la persécution des juifs ; qui s'est servie de ses archives généalogiques pour aider le régime nazi à déterminer qui persécuter en tant que juif ; qui a légitimé et a participé à la déportation de plus de 50 000 juifs de Slovaquie, qui ont trouvé la mort à Auschwitz et ailleurs ; et qui a continué officiellement pendant plus de dix ans après l'Holocauste à enseigner à ses fidèles que tous les juifs de tous les temps étaient coupables d'avoir tué le Christ.
Par ce document de l'Eglise catholique, qui fait autorité et provient de ses propres archives, nous savons que Pie XII, en ordonnant à ses subordonnés de dérober les enfants juifs à leurs parents et à leurs familles, s'est transformé au moins en l'un des plus grands kidnappeurs des temps modernes - et ceci sans dire qu'il était également dépourvu de toute compassion humaine fondamentale pour les parents juifs brisés à la recherche de leurs enfants après des années de souffrance.
Le titre du célèbre livre de Primo Levi, étude et commentaire sur la nature de l'humanité, est Si c'est un homme. Comment ne pas se demander : Si c'est un saint, de quelle sorte d'Eglise s'agit-il ?
© 2005 Daniel Goldhagen
Daniel J. Goldhagen est chercheur en Sciences politiquesà l'université Harvard (Etats-Unis).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.05
Imaginez un homme qui, en prenant des risques, sauve un bébé d'une voiture en feu dans une zone rurale. Les parents sont morts. L'homme serait considéré comme un héros.
Il décide alors de garder l'enfant et de l'élever selon ses principes religieux. L'homme n'informe pas les autorités. Lorsque la famille de l'enfant, désespérée, part à sa recherche et vient à frapper à la porte de l'homme, il dit qu'il ne sait pas où se trouve le bébé. La bonne action de l'homme est devenue un crime. C'est un kidnappeur.
Un document provenant des archives de l'Eglise catholique française vient d'être publié. Il révèle que le pape Pie XII s'est conduit comme cet homme lorsque des familles et des parents juifs sont venus frapper frénétiquement à sa porte pour réclamer leurs enfants.
En octobre 1946, une lettre contenant les instructions du pape a été envoyée au nonce apostolique en France, le cardinal Angelo Roncalli, futur pape Jean XXIII, connu pour sa compassion envers les juifs et qui travaillait à réunir les enfants juifs cachés dans les institutions catholiques pendant l'Holocauste et leurs parents, leurs familles et les institutions juives. Cette lettre ordonnait à Roncalli de cesser son activité et de retenir les enfants juifs : "Les enfants qui ont été baptisés ne pourraient être confiés aux institutions qui ne seraient pas à même d'assurer leur éducation chrétienne", disait-elle.
L'intention de Pie XII de déposséder les parents juifs de leurs enfants était sans équivoque : "Si les enfants ont été confiés [à l'église], et si les parents les réclament maintenant, pourvu que les enfants n'aient pas reçu le baptême, ils pourront leur être rendus." "Il est à noter, précisait cette missive, que cette décision de la sainte congrégation du Saint-Office a été approuvée par le Saint-Père."
Ne pas rendre les enfants juifs baptisés était présenté comme un principe et une politique générale de l'Eglise - décidée par la Congrégation du Saint-Office, qui faisait autorité dans l'Eglise, et personnellement approuvée par le pape Pie XII. Il va sans dire que cette politique de kidnapping était transmise et destinée à être appliquée dans toute l'Europe. On ne sait pas encore dans quelle mesure Roncalli et d'autres représentants de l'Eglise ont véritablement appliqué les directives du Vatican. Les documents en rapport avec la politique de l'Eglise (y compris ceux relatifs à cette lettre) demeurent enfermés dans les archives du Vatican et dans les archives des églises des pays.
Durant l'Holocauste, des milliers d'enfants juifs anonymes ont trouvé refuge dans des monastères, des couvents et des écoles catholiques, mais pas sur ordre de ce pape antisémite. Ils ont été sauvés par des héros, des prêtres et des religieuses se trouvant sur place (auxquels Yad Vashem et d'autres ont rendu hommage, à juste titre).
Ils ont également baptisé un nombre inconnu d'enfants dont ils s'occupaient. On sait que, dans de nombreux cas, mais pas tous, les rescapés juifs, leurs familles ou leurs héritiers ont eu beaucoup de difficultés à récupérer leurs enfants. On soupçonnait que l'Eglise avait comme politique de voler ces enfants juifs pour Jésus. Selon Pie XII, une rescapée d'Auschwitz, persécutée parce qu'elle était juive, n'était pas censée récupérer son propre enfant parce qu'elle était juive.
On a maintenant une preuve : ce document qui fait froid dans le dos. Il révèle que la politique du pape et de l'Eglise a consisté, en fait, à kidnapper les enfants juifs, peut-être par milliers. Il expose l'insensibilité frappante de Pie XII aux souffrances des juifs. Son but évident était de mettre en œuvre un plan qui ferait d'eux des victimes une seconde fois, en privant de leurs propres enfants ces rescapés de l'enfer nazi, blessés dans leur chair et leur esprit.
Le document ne surprendra pas ceux qui connaissent l'antisémitisme de l'Eglise catholique pendant cette période. Le pape Pie XII, en ordonnant un acte criminel - que des enfants soient séparés de façon illégale et permanente de leurs parents, de leur famille ou de leurs protecteurs légaux ou spirituels -, s'est transformé en criminel. Il en a été de même pour tous les évêques, les prêtres et les religieuses qui ont pu promouvoir le kidnapping d'enfants juifs ou y participer. Personne n'est au-dessus de la loi. Un dirigeant religieux ou un chef de gouvernement qui manigancerait aujourd'hui une conspiration criminelle de ce genre serait mis en prison.
Beaucoup de crimes, de nos jours et dans le passé, ont été commis au nom de la religion. Pie XII et l'Eglise ont dissimulé au monde cette politique religieuse consistant à refuser aux parents juifs leurs enfants, précisément parce qu'ils savaient qu'elle serait considérée comme scandaleuse et criminelle. L'habit religieux ne devrait pas dissimuler la personne et ses actes et empêcher qu'ils soient appelés par leur nom. Les scandales récents sur les abus sexuels des prêtres [aux Etats-Unis] nous l'ont appris. Ils nous ont aussi appris que la transparence est nécessaire à cette Eglise qui garde ses secrets et qui a, habituellement, dissimulé les crimes et les méfaits de ses représentants.
Si l'Eglise est l'institution morale qu'elle prétend être, elle doit prendre des mesures pour réparer ses crimes. Le Vatican devrait créer et financer une commission internationale spéciale et complètement indépendante, formée d'experts historiques, ecclésiastiques et médico-légaux extérieurs et dirigée par une personnalité de renommée internationale, pour déterminer combien d'enfants juifs l'Eglise a kidnappés en Europe et le rôle précis joué par Pie XII et d'autres cardinaux et évêques.
La commission devrait avoir accès à toutes les institutions, tout le personnel et tous les documents de l'Eglise. Le pape Jean Paul II, qui, de manière critique, a beaucoup travaillé à améliorer le comportement de l'Eglise à l'égard des juifs, devrait ordonner publiquement à toutes les Eglises catholiques européennes de coopérer pleinement avec les enquêteurs et d'exhumer de leur côté ce qui s'est passé dans leurs paroisses.
Les archives sont sans doute facilement accessibles pour la plupart. L'Eglise est une institution qui enregistre et conserve fidèlement une chose plus que toute autre : les baptêmes. Par cette identification, toutes les victimes juives ou leurs survivants devraient être localisés par l'Eglise et avertis. La commission devrait aussi publier des rapports historiques détaillés sur ses découvertes.
Si la Suisse a pu faire la lumière, avec la commission Bergier, sur la confiscation des biens juifs pendant la guerre (publiée en 26 volumes) et si l'Australie s'y emploie pour les enfants que son gouvernement a volés aux Aborigènes pendant la même période, alors l'Eglise catholique peut faire de même en ce qui concerne la politique de vol des enfants juifs de Pie XII. Le Vatican devrait enfin cesser sa politique d'esquive et de dissimulation, vieille de plusieurs dizaines d'années, et ouvrir complètement ses archives datant de l'Holocauste et celles des églises dans les pays aux chercheurs et aux journalistes.
Elle devrait cesser de prétendre que sa seule transgression a été de ne pas faire davantage pour sauver les juifs et que son unique acte de pénitence ne doit consister qu'en de pâles excuses pour ses actes d'omission. La lettre à Roncalli qui a filtré n'est certainement pas la seule pièce à conviction dans les énormes archives secrètes de l'Eglise. En outre, n'est-il pas aujourd'hui incontestable que celle-ci doit empêcher ses suppôts de calomnier les juifs et les autres qui l'ont à juste titre appelée à l'ouverture et à la vérité en ce qui concerne son passé et ses crimes récents, ainsi que ceux de ses représentants ?
Enfin, il devrait aujourd'hui être évident que l'Eglise doit cesser ses efforts de canonisation de Pie XII. Il a été à la tête d'une Eglise qui, pendant la guerre, a poursuivi et a même intensifié les pratiques d'agitation antisémite vieilles de plusieurs siècles, en sachant parfaitement que les juifs étaient persécutés et massacrés ; une Eglise qui a applaudi aux lois anti-juives servant de base à la persécution des juifs ; qui s'est servie de ses archives généalogiques pour aider le régime nazi à déterminer qui persécuter en tant que juif ; qui a légitimé et a participé à la déportation de plus de 50 000 juifs de Slovaquie, qui ont trouvé la mort à Auschwitz et ailleurs ; et qui a continué officiellement pendant plus de dix ans après l'Holocauste à enseigner à ses fidèles que tous les juifs de tous les temps étaient coupables d'avoir tué le Christ.
Par ce document de l'Eglise catholique, qui fait autorité et provient de ses propres archives, nous savons que Pie XII, en ordonnant à ses subordonnés de dérober les enfants juifs à leurs parents et à leurs familles, s'est transformé au moins en l'un des plus grands kidnappeurs des temps modernes - et ceci sans dire qu'il était également dépourvu de toute compassion humaine fondamentale pour les parents juifs brisés à la recherche de leurs enfants après des années de souffrance.
Le titre du célèbre livre de Primo Levi, étude et commentaire sur la nature de l'humanité, est Si c'est un homme. Comment ne pas se demander : Si c'est un saint, de quelle sorte d'Eglise s'agit-il ?
© 2005 Daniel Goldhagen
Daniel J. Goldhagen est chercheur en Sciences politiquesà l'université Harvard (Etats-Unis).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.05
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