Benoît XVI, George W. Bush et les néoconservateurs
Analyse
LE MONDE | 16.05.05 | 14h20 • Mis à jour le 16.05.05 | 14h20
Comparaison n'est pas raison. Rien ne semble sonner plus faux a priori que le couple formé par George W. Bush et Benoît XVI, le chef de la première puissance politique du monde et celui de sa première force spirituelle. D'un côté, un protestant méthodiste, issu d'une famille patricienne des Etats-Unis qui, avant de conquérir Washington, avait fait carrière dans le Sud fondamentaliste texan, chrétien born-again (né de nouveau, c'est-à-dire converti), consommateur d'alcool repenti, icône d'une droite religieuse américaine en expansion depuis trente ans, teintée de populisme, convaincue que seul le retour à Dieu transformera une société américaine rongée par le sécularisme et la permissivité.
De l'autre, un fils de famille rurale bavaroise, modeste, timide, grand commis d'une Eglise catholique qu'il a servie dès le premier jour, théologien et universitaire plus qu'homme du monde, philosophe issu — comme l'était Jean Paul II, dont il a été le conseiller le plus proche pendant un quart de siècle — de cette Mitteleuropa qui a donné naissance à un patrimoine culturel exceptionnel (idées, art, musique), mais aussi des expériences totalitaires parmi les plus monstrueuses du XXe siècle, que ces deux hommes ont connues de près.
Pour George W. Bush, un homme au verbe haut, qui incarne un rêve néomessianiste, la régénération morale de l'Amérique civile serait exemplaire pour le monde entier. Fondée sur les performances économiques et militaires des Etats-Unis, cette arrogance contraste avec l'apparente humilité de Josef Ratzinger, qui fut le proche du pape défunt, sa main de fer lorsqu'il s'est agi de mettre au pas les dissidents de l'Eglise, d'y faire respecter la discipline, d'en écarter les idées déviantes, de mettre en garde contre une modernité qui confondrait tolérance religieuse et relativisme, liberté et licence.
Tout semble donc opposer, d'un côté, un George Bush dont la réélection a pris appui sur la puissance de ce courant évangélique héritier des"puritains" du XVII e siècle et des "réveils" protestants, cocktail de conservatisme social et moral, de patriotisme et de ferveur religieuse - - qui croît sur toute la planète américaine (Nord et Sud) - - et, de l'autre côté, Benoît XVI, ce pape allemand, sans divisions, dont on ne connaît pas encore bien les intentions, qui cherche un style différent de celui de Jean Paul II, mais aussi du cardinal Ratzinger qu'il fut à la Curie. Un homme qui cherche surtout dans les Evangiles, la tradition de l'Eglise et la Parole de Dieu — le "seul guide" , a-t-il dit, le 8 mai, du ministère du pape — les voies d'une guérison des cœurs et de l'homme.
Pourtant, à y regarder de plus près, la réélection de George Bush, en novembre 2004, et l'accession au trône de Pierre de Benoît XVI ont bien des points communs. Si aucun doute n'existe quant à l'indépendance du choix des cardinaux lors du conclave des 18 au 19 avril, il faut se souvenir que le scénario d'une succession par le cardinal Ratzinger du pape Jean Paul II malade est venu, pour la première fois à la fin de l'année dernière, du continent américain.
Cela s'est fait non pas au prix d'un "arrangement" comme celui qui, selon des historiens et des journalistes, aurait été autrefois passé entre Ronald Reagan et Jean Paul II (soutien américain à l'Eglise et à Solidarnosc en Pologne contre la mise au pas, par le Vatican, des théologiens de la libération et prêtres révolutionnaires d'Amérique latine), mais à la suite d'une même analyse pessimiste du déclin des valeurs morales en Occident et des dérives de la modernité laïque contre lesquelles aucun compromis ne saurait être toléré.
Le sénateur démocrate et catholique John Kerry avait été battu par George Bush dans son propre électorat catholique. Ses positions avaient été jugées trop libérales en matière de mœurs. Et c'est George Bush, protestant intransigeant, qui s'était montré le meilleur défenseur du... Vatican, militant contre l'avortement, l'euthanasie, les recherches sur les cellules souches d'embryons, hostile à toute forme de mariage homosexuel et reprenant à son compte, lors d'un duel télévisé, les mots si chers à Jean Paul II de "culture de la vie" . Des cardinaux et des évêques ultraconservateurs, parmi lesquels Benoît XVI vient de nommer son nouveau préfet de la doctrine, William Levada, avaient affirmé que le vote Kerry était un "péché" . L'alliance - - sur des valeurs morales - - entre les catholiques conservateurs et les protestants fondamentalistes avait été l'une des clés du succès de George Bush.
REJET DE TOUT COMPROMIS
Il n'y a pas eu de pression américaine sur le récent conclave romain. Mais c'est bien ce refus de toute stratégie de compromis avec la modernité laïque qui est à l'origine de la victoire annoncée du cardinal Ratzinger. Pas de compromis doctrinal : le dialogue avec les autres religions a bien des vertus, mais Jésus-Christ est le"seul sauveur", l'"unique médiateur" entre Dieu et les hommes, soit le fond de l'argumentation du cardinal Ratzinger dont on doute qu'elle puisse évoluer à l'avenir.
Pas non plus de compromis au plan moral. "Les Eglises ou dénominations religieuses dont l'enseignement est ouvert à tout vent ne tardent pas à décliner et à disparaître. Au contraire, celles dont la doctrine théologique et morale est ferme et claire prospèrent, fût-ce en subissant les aigreurs de la modernité." Ces mots ne sont pas de Benoît XVI, mais le nouveau pape n'en récuserait aucun. Ils sont de George Weigel, le plus grand biographe américain de Jean Paul II, l'intellectuel catholique le plus écouté aux Etats-Unis.
Faut-il alors s'étonner de la consternation qui a suivi l'élection du cardinal Ratzinger dans les milieux cléricaux et laïcs pour qui le"progrès" ou la "réforme" dans le catholicisme ne sont pas forcément synonymes d'affadissement du message évangélique ou de capitulation devant la modernité ? Ou, à l'inverse, des cris de victoire entendus dans les courants néoconservateurs de l'Eglise (l'Opus Dei, Communion et Libération, Focolaris, néo-catéchuménat, nouvelles communautés, etc.), qui fondent leur projet de "nouvelle évangélisation" du monde sur la restauration d'une identité catholique claire et forte, sur le rejet de toute conciliation avec la philosophie des Lumières, l'exégèse critique des textes sacrés et les sciences humaines les plus dérangeantes pour la foi chrétienne.
Ecoutons George Weigel jusqu'au bout. Pour lui, le "projet progressiste" est mort dans l'Eglise avec l'élection de BenoîtXVI, "non pas tant parce qu'il était pernicieux, mais parce qu'il posait une question qui n'intéresse plus personne : quel est le minimum auquel je puis croire ? Quel est le minimum que j'ai à faire si je veux rester catholique ?"
Soit une conception "intégraliste" de la religion (sinon "intégriste", ce mot galvaudé), que ne désavouerait aucun des protestants évangéliques ayant le vent en poupe en Amérique.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 17.05.05
LE MONDE | 16.05.05 | 14h20 • Mis à jour le 16.05.05 | 14h20
Comparaison n'est pas raison. Rien ne semble sonner plus faux a priori que le couple formé par George W. Bush et Benoît XVI, le chef de la première puissance politique du monde et celui de sa première force spirituelle. D'un côté, un protestant méthodiste, issu d'une famille patricienne des Etats-Unis qui, avant de conquérir Washington, avait fait carrière dans le Sud fondamentaliste texan, chrétien born-again (né de nouveau, c'est-à-dire converti), consommateur d'alcool repenti, icône d'une droite religieuse américaine en expansion depuis trente ans, teintée de populisme, convaincue que seul le retour à Dieu transformera une société américaine rongée par le sécularisme et la permissivité.
De l'autre, un fils de famille rurale bavaroise, modeste, timide, grand commis d'une Eglise catholique qu'il a servie dès le premier jour, théologien et universitaire plus qu'homme du monde, philosophe issu — comme l'était Jean Paul II, dont il a été le conseiller le plus proche pendant un quart de siècle — de cette Mitteleuropa qui a donné naissance à un patrimoine culturel exceptionnel (idées, art, musique), mais aussi des expériences totalitaires parmi les plus monstrueuses du XXe siècle, que ces deux hommes ont connues de près.
Pour George W. Bush, un homme au verbe haut, qui incarne un rêve néomessianiste, la régénération morale de l'Amérique civile serait exemplaire pour le monde entier. Fondée sur les performances économiques et militaires des Etats-Unis, cette arrogance contraste avec l'apparente humilité de Josef Ratzinger, qui fut le proche du pape défunt, sa main de fer lorsqu'il s'est agi de mettre au pas les dissidents de l'Eglise, d'y faire respecter la discipline, d'en écarter les idées déviantes, de mettre en garde contre une modernité qui confondrait tolérance religieuse et relativisme, liberté et licence.
Tout semble donc opposer, d'un côté, un George Bush dont la réélection a pris appui sur la puissance de ce courant évangélique héritier des"puritains" du XVII e siècle et des "réveils" protestants, cocktail de conservatisme social et moral, de patriotisme et de ferveur religieuse - - qui croît sur toute la planète américaine (Nord et Sud) - - et, de l'autre côté, Benoît XVI, ce pape allemand, sans divisions, dont on ne connaît pas encore bien les intentions, qui cherche un style différent de celui de Jean Paul II, mais aussi du cardinal Ratzinger qu'il fut à la Curie. Un homme qui cherche surtout dans les Evangiles, la tradition de l'Eglise et la Parole de Dieu — le "seul guide" , a-t-il dit, le 8 mai, du ministère du pape — les voies d'une guérison des cœurs et de l'homme.
Pourtant, à y regarder de plus près, la réélection de George Bush, en novembre 2004, et l'accession au trône de Pierre de Benoît XVI ont bien des points communs. Si aucun doute n'existe quant à l'indépendance du choix des cardinaux lors du conclave des 18 au 19 avril, il faut se souvenir que le scénario d'une succession par le cardinal Ratzinger du pape Jean Paul II malade est venu, pour la première fois à la fin de l'année dernière, du continent américain.
Cela s'est fait non pas au prix d'un "arrangement" comme celui qui, selon des historiens et des journalistes, aurait été autrefois passé entre Ronald Reagan et Jean Paul II (soutien américain à l'Eglise et à Solidarnosc en Pologne contre la mise au pas, par le Vatican, des théologiens de la libération et prêtres révolutionnaires d'Amérique latine), mais à la suite d'une même analyse pessimiste du déclin des valeurs morales en Occident et des dérives de la modernité laïque contre lesquelles aucun compromis ne saurait être toléré.
Le sénateur démocrate et catholique John Kerry avait été battu par George Bush dans son propre électorat catholique. Ses positions avaient été jugées trop libérales en matière de mœurs. Et c'est George Bush, protestant intransigeant, qui s'était montré le meilleur défenseur du... Vatican, militant contre l'avortement, l'euthanasie, les recherches sur les cellules souches d'embryons, hostile à toute forme de mariage homosexuel et reprenant à son compte, lors d'un duel télévisé, les mots si chers à Jean Paul II de "culture de la vie" . Des cardinaux et des évêques ultraconservateurs, parmi lesquels Benoît XVI vient de nommer son nouveau préfet de la doctrine, William Levada, avaient affirmé que le vote Kerry était un "péché" . L'alliance - - sur des valeurs morales - - entre les catholiques conservateurs et les protestants fondamentalistes avait été l'une des clés du succès de George Bush.
REJET DE TOUT COMPROMIS
Il n'y a pas eu de pression américaine sur le récent conclave romain. Mais c'est bien ce refus de toute stratégie de compromis avec la modernité laïque qui est à l'origine de la victoire annoncée du cardinal Ratzinger. Pas de compromis doctrinal : le dialogue avec les autres religions a bien des vertus, mais Jésus-Christ est le"seul sauveur", l'"unique médiateur" entre Dieu et les hommes, soit le fond de l'argumentation du cardinal Ratzinger dont on doute qu'elle puisse évoluer à l'avenir.
Pas non plus de compromis au plan moral. "Les Eglises ou dénominations religieuses dont l'enseignement est ouvert à tout vent ne tardent pas à décliner et à disparaître. Au contraire, celles dont la doctrine théologique et morale est ferme et claire prospèrent, fût-ce en subissant les aigreurs de la modernité." Ces mots ne sont pas de Benoît XVI, mais le nouveau pape n'en récuserait aucun. Ils sont de George Weigel, le plus grand biographe américain de Jean Paul II, l'intellectuel catholique le plus écouté aux Etats-Unis.
Faut-il alors s'étonner de la consternation qui a suivi l'élection du cardinal Ratzinger dans les milieux cléricaux et laïcs pour qui le"progrès" ou la "réforme" dans le catholicisme ne sont pas forcément synonymes d'affadissement du message évangélique ou de capitulation devant la modernité ? Ou, à l'inverse, des cris de victoire entendus dans les courants néoconservateurs de l'Eglise (l'Opus Dei, Communion et Libération, Focolaris, néo-catéchuménat, nouvelles communautés, etc.), qui fondent leur projet de "nouvelle évangélisation" du monde sur la restauration d'une identité catholique claire et forte, sur le rejet de toute conciliation avec la philosophie des Lumières, l'exégèse critique des textes sacrés et les sciences humaines les plus dérangeantes pour la foi chrétienne.
Ecoutons George Weigel jusqu'au bout. Pour lui, le "projet progressiste" est mort dans l'Eglise avec l'élection de BenoîtXVI, "non pas tant parce qu'il était pernicieux, mais parce qu'il posait une question qui n'intéresse plus personne : quel est le minimum auquel je puis croire ? Quel est le minimum que j'ai à faire si je veux rester catholique ?"
Soit une conception "intégraliste" de la religion (sinon "intégriste", ce mot galvaudé), que ne désavouerait aucun des protestants évangéliques ayant le vent en poupe en Amérique.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 17.05.05
<< Home