10.16.2007

"Il a changé la face du monde"

Andreas Englisch, journaliste allemand, vit à Rome depuis 1987. Après dix ans à la tête du bureau romain du groupe Axel Springer, il est le correspondant exclusif au Vatican de « Bild » et « Bild am Sonntag », deux journaux populaires allemands. Depuis 1995, il fait partie des journalistes accrédités qui accompagnent le pape dans ses déplacements à l’étranger. Son ouvrage, Jean Paul II : Le marathonien de Dieu, sorti en 2003, est resté longtemps en tête des meilleures ventes.

ARTE : Vous avez accès aux coulisses du Vatican. Un pape a-t-il encore une vie privée ?
Andreas Englisch : Pas au sens où nous l’entendons communément, bien sûr. Un pape ne vit pas dans le luxe, loin s’en faut, son train de vie est plutôt modeste. Entre deux obligations, Jean-Paul II ne s’octroyait pas plus de dix minutes d’intimité, pendant lesquelles il souhaitait qu’on le laisse tranquille. Au tout début de son pontificat, il aimait faire de la randonnée ou chausser ses vieux skis dans la région de Rome. Jamais il n’a fait fermer les pistes, il skiait au milieu de la foule ; des enfants lui tendaient leur cahier de poésie pour qu’il y écrive son nom. Les dernières années de sa vie ont été très solitaires, il passait énormément de temps avec son secrétaire ou seul, il lisait des poèmes et écrivait beaucoup.

Dans la biographie que vous lui consacrez, vous écrivez notamment que l’idée que vous vous faisiez du pape a évolué avec le temps. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Au début de mon installation à Rome, comme beaucoup de gens de ma génération, j’étais anti-tout – j’étais hostile au pape et à l’Eglise catholique. C’est surtout pour l’argent que j’ai commencé mes reportages sur la prière de l’angélus, place Saint-Pierre. Pour moi, le pape était conservateur, misogyne et à des années lumières de la vraie vie – au début, j’étais très critique. Avec les années, mon opinion a radicalement changé, parce que j’ai compris qu’en fait, cet homme somme toute démuni – le Vatican est un Etat minuscule, avec une armée symbolique – pouvait durablement changer la face du monde. Par la suite, j’ai accompagné le pape dans ses déplacements en Europe de l’Est, notamment en Pologne et en Hongrie, et beaucoup de gens là-bas m’ont dit que sans lui, jamais l’URSS ne serait effondrée. Cela m’a impressionné.

Il était inflexible sur certaines questions importantes de la vie...
Je vois les choses autrement : bien sûr, Jean-Paul II avait des idées arrêtées sur certains points, mais on lui doit tellement de grandes révolutions et d’actes qui témoignent de sa volonté d’ouverture qu’on devrait se souvenir de lui comme du pape le moins conservateur du XXe siècle. Par exemple, il a été le premier pape à aller prier dans un temple protestant. La journée mondiale pour la Paix, instituée en 1999, et la déclaration conjointe sur la doctrine de la justification représentent à mon avis une vraie révolution que l’Eglise catholique n’aurait jamais imaginée… On l’a attaqué parce qu’il avait prié pour la paix aux côté de musulmans, de shintoïstes, de bouddhistes. La réconciliation avec les juifs constitue sa deuxième grande contribution. L’Eglise catholique reconnaissait enfin sa part de responsabilité dans la tragédie de la Shoah et reconnaissait avoir gravement failli à sa mission pendant les deux guerres mondiales.

Le pape Benoît XVI poursuit-il l’œuvre de son prédécesseur ? Pensez-vous qu’il aura plus de mal à faire passer son message auprès des croyants ?
Benoît XVI a un tempérament différent. Je pense qu’il y aura une rupture sur la question de la réconciliation religieuse par exemple. Il n’y aura pas, comme avec son prédécesseur, de prières interreligieuses, c’est clair. Mais il poursuit l’œuvre de Jean-Paul II dans d’autres domaines et je ne crois pas qu’il ait plus de mal à communiquer. Depuis Benoît XVI, le nombre des audiences a atteint des sommets, ne me demandez pas pourquoi, et contre toute attente, les Journées mondiales de la jeunesse ont eu un franc succès, alors que beaucoup pensaient que Josef Ratzinger était trop froid pour être un grand rassembleur.

Quel est votre souvenir le plus marquant de Jean-Paul II ?
Notre dernière rencontre, que je ne l’oublierai jamais. Alors qu’il était mourant, je me suis rendu à la clinique Gmelli, où j’ai remis à son secrétaire un dessin que mon fils de cinq ans avait fait pour lui. Deux semaines avant sa mort, j’ai été convoqué au palais apostolique, où l’on m’a rendu l’image. Dessus, il avait écrit son nom et cette phrase : « Ne m’oublie pas », j’ai été profondément ému.

Les dernières semaines de la vie de Jean-Paul II ont suscité la polémique. Sa mort publique est-elle pour vous un aboutissement logique de sa vie ?
En tout cas, il voulait mourir en public, cela faisait partie de son message religieux, peut-être même était-ce le plus important – et moins il pouvait parler, plus les gens l’écoutaient. Ne pas cacher ses souffrances comptait énormément à ses yeux, on n’enferme pas un vieil homme uniquement parce qu’il est malade. Dans les dernières années de sa vie, on l’a poussé à se retirer ou à renoncer à ses déplacements, mais il a tenu bon et obtenu gain de cause.

Quelles relations le Vatican entretient-il avec les médias, pratique-t-il la censure ? Les relations ont-elles changé depuis Benoît XVI ?
Les spéculations sur la censure ou les clans religieux au Vatican m’agacent profondément, car tout est faux. Le Vatican a des relations très professionnelles avec les médias. Je crois en être la preuve vivante ; mon magazine n’hésite à montrer des femmes nues, et pourtant je suis le seul journaliste allemand à avoir un bureau au Vatican… J’ai toujours exprimé mes critiques, par exemple lorsque le pape a déclaré que l’Eglise devait cesser de participer en Allemagne aux Centres de conseils pour les femmes qui désiraient avorter ; le ton était très agressif, avec des gros titres comme « Peut-on encore se fier à ce pape ? ». On m’en a parlé, mais il n’y a pas eu de censure.

Propos recueillis par Nicola Hellmann
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