2.05.2005

Le pape, ce poète qui appelle les juifs ses "grands frères", par Gilles Bernheim

POINT DE VUE

LE MONDE | 05.02.05 | 14h49


Les juifs ont un ami qui les appelle ses "grands frères". Il est mon aîné de plus de trente ans mais je n'ai connu - par des rencontres ou des récits de vie - que quelques êtres à son image, vraiment adultes. Parmi eux, des héros, mais aussi des êtres anonymes pour le monde. Morts ou vivants, ils sont ma vraie patrie. Ils m'ont appris quel effort de présence doit faire, jusqu'à la dernière heure, celui qui veut continuer de grandir. Effort dont eux sont peut-être inconscients, mais que leur exemple enseigne à d'autres : ainsi, dans une communion invisible, l'homme se perpétue.
C'est un effort semblable, traversant l'homme en son entier, que j'ai trouvé dans les poèmes de Jean Paul II (Editions Cana Cerf, 1980). Quand, à leur parution, on m'avait proposé de les lire, j'étais plutôt réservé. Je m'attendais à des effusions pieuses, ce que j'ai en horreur. La poésie n'est pas à mon sens le fort de l'Eglise. Pourtant, en son sens exhaustif, elle est l'art de la vérité des mots, indivise de celle de l'homme. Elle implique une exigence de justesse, de profondeur, que seul l'absolu peut satisfaire.
"Voilà bien des années, écrit Karol Wojtyla, que je vis en homme exilé de sa personnalité profonde et pourtant condamné toujours à l'approfondir."
Mot qui définit tout son art : ici l'homme public parle de l'homme intérieur ; mais la "personnalité profonde" n'est pas uniquement l'être propre, c'est l'homme universel en chacun. S'intérioriser et s'universaliser sont un seul et même acte.
Travail difficile, inconnu de ceux qui attendent un sens immédiat de toute œuvre faite de mots : ils seront peut-être scandalisés que le pape soit un poète obscur, comme ils disent. Mais l'approfondissement de la substance humaine s'opère dans la nuit où elle est presque tout entière plongée. Nuit des temps, nuit des peuples, nuit de la foi, nuit de Dieu.
La descente dans cette nuit, en vue de l'éclairer et de la traverser, est le thème unique des poèmes du pape. Chez lui la parole est œuvre d'incarnation, comme toute son expérience de l'homme. Il y intègre celle-ci non seulement telle qu'il l'a vécue et pensée, mais aussi dans sa part inconsciente, abyssale, celle où le poème, pressentiment de mystères, jette d'incertaines et captives lueurs. Existence multiforme et une, dont les divers aspects s'interrogent, se répondent, s'organisent en un même être : travailleur manuel, athlète, psychologue, patriote polonais, évêque, pèlerin, enfant intérieur, Karol Wojtyla, autant qu'il est en son pouvoir, se revêt de l'homme.
On dit du pape qu'il est une personnalité "charismatique", expression forgée pour désigner ceux qui communiquent aux masses un rayonnement sacré. Pour les chrétiens, le charisme est un don conféré par la grâce : dans l'économie de la communion qu'est l'Eglise, on conçoit qu'un tel don, d'une manière insigne, s'attache à son chef. Même d'un point de vue tout humain, deux mille ans de tradition apostolique imposent une vertu à celui qui les symbolise.
Mais chez ce pape, cette vertu se double (ou prend l'aspect) d'une puissance magnétique sur les foules.
Certes, Jean Paul II a une vitalité exceptionnelle, un physique impressionnant, un visage pour l'accueil. Mais il n'est en rien un orateur de masses : il lit ses prédications sans lever la tête de son papier. Son pouvoir ne vient pas du fanatisme qu'il allume chez les fidèles. Peut-être lui vient-il uniquement de la densité et de la simplicité de sa foi.
Ce pape n'est guère aimé de ceux qui pensent que l'homme moderne a les moyens de modifier la nature pour s'améliorer en même temps qu'elle et exceller dans le domaine scientifique. A la morale positiviste ou behaviouriste qui nous gagne, il oppose une éthique fondée sur une capacité tout autre d'être homme : il mesure l'homme à l'aune de Dieu.
L'Occident refuse de croire que le temps des sacrifices est venu, il n'est simplement pas prêt à en faire, écrit Soljenitsyne (L'Erreur de l'Occident, Grasset, 1980). Même le sacrifice des profits commerciaux est insupportable à ces marchands qui entendent continuer leurs trafics jusqu'aux premiers coups de canon. La raison leur fait défaut pour comprendre que leurs bénéfices n'iront pas à leurs enfants, que les illusoires profits se changeront demain en ruine totale.
Les Occidentaux se livrent à de savantes manœuvres : c'est à qui, parmi eux, fera le moins de sacrifices. Tout cela n'est que l'épaisse et crasse conséquence d'une prospérité érigée comme fin dernière de l'existence, en lieu et place de la noblesse d'esprit et des idéaux dont l'Occident s'est départi.
Ces "nobles idéaux" - auxquels l'Occident chrétien fut si souvent infidèle - sont les valeurs de souche chrétienne et juive, valeurs d'amour qui constituent la personne. Que la personne ne soit pas individu mais qu'elle ne puisse vivre que d'une façon solidaire, cette vérité sans laquelle il n'y aurait ni Eglise, ni peuple juif, ni peuples tout court, n'est plus d'expérience courante aujourd'hui. Force est de constater qu'un vide se creuse au-dedans de l'homme, que la foi dans l'être semble un effort vain dans une civilisation vouée aux biens matériels. Le souci de préserver ces seuls biens stimule non l'imagination du courage mais celle de la lâcheté.
Telle est notre époque, et elle ira jusqu'au bout de sa logique, dirigée par des hommes à la hauteur de son égoïsme, anesthésiée par les médias jusqu'à en perdre l'âme. Mais le jour viendra de payer le prix de l'homme. Il n'y aura d'autre choix qu'entre l'esclavage de l'homme collectif et la liberté de l'homme révolté, et cela dans tout l'univers.
Voilà ce que beaucoup, chrétiens ou non, ont su entendre de la bouche de Jean Paul II.

Gilles Bernheim est grand rabbin de la synagogue Victoire à Paris.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.02.05
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