Pour une Europe qui sorte de l’aphasie
Le regard d’un dignitaire jésuite sur le débat autour du traité constitutionnel
PAR PIERRE DE CHARENTENAY *
[Le Figaro, 23 mai 2005]
Dans le débat qui agite la France autour du référendum, on se demande parfois si les commentateurs savent lire. Dans les deux premières parties du traité constitutionnel, qui sont les seules parties nouvelles qui valent débat, le langage est simple. Un petit exercice de comptage des mots est possible : le mot «social» y est mentionné quinze fois, le mot «marché», une seule fois, et encore, dans l’expression «économie sociale de marché», et le mot «libéral», jamais. Or, à entendre quelques commentaires, on croirait que ce traité est la forme ultime du libéralisme que tout homme sensé, et notamment tout chrétien, devrait rejeter. Il n’en est rien.
En réalité, ce traité constitutionnel est la première grande étape politique dans une marche européenne qui a été jusqu’ici essentiellement économique.
La grande nouveauté de ce traité est de faire de l’Union européenne une entité politique, qui a clarifié l’énoncé de ses valeurs communes et qui devient capable de s’exprimer sur la scène mondiale.
Là encore il faut lire : dans les objectifs de l’Union, l’article 3 mentionne la paix, le développement durable, une économie sociale de marché, le plein-emploi, le progrès social. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union poursuit les mêmes objectifs en visant la protection des droits de l’homme et l’élimination de la pauvreté.
La charte des droits fondamentaux, qui compose la deuxième partie avec 54 articles simples et lisibles par des élèves du secondaire, commence par le respect de la dignité humaine. Elle poursuit par des chapitres sur les libertés, l’égalité, la solidarité. Voilà un langage que nous n’avions jamais eu aussi clairement dans les documents de l’Union européenne. C’est un langage que les Européens peuvent partager et qui fait de ce continent un lieu d’équilibre unique entre les droits de l’individu et les nécessités de la vie collective.
Mais les Français se sont lancés depuis quelques semaines dans un de leurs jeux favoris, un débat idéologique forcené où l’a priori l’emporte sur le réalisme, la partie sur le tout, et où les finalités disparaissent sous la cendre du pugilat.
Il faut donc revenir au texte. Le traité constitutionnel n’est qu’un cadre qui ne peut donner le détail des politiques à suivre et qui ne règle pas tous les problèmes posés par la construction européenne. Le citoyen est invité à le prendre pour ce qu’il est, une étape et non une solution globale ou un avenir fixé pour toujours. D’autres traités devront suivre à l’évidence. Car celui-ci ne règle pas la question fondamentale des limites de l’Europe. Il ne dit rien à propos de la Turquie, et n’est ni favorable ni opposé à son intégration. En énonçant que «l’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs», le Traité renvoie à plus tard ce débat, qu’il faudra bien tenir un jour.
Sur de nombreux points, il est aussi insuffisant : il n’y a pas de véritable gouvernement économique de l’Union, sinon une gestion plus rigoureuse de la zone euro ; la fiscalité n’est pas encore un objet communautaire ; les pouvoirs du Parlement, bien que largement augmentés, n’ont pas encore atteint la totalité des décisions du Conseil européen. Les limites de ce texte sont réelles. Mais c’est un texte de consensus et la perfection n’existe pas en cette matière : il ouvre plutôt une route à emprunter avec vigueur et courage. Croire que ce cadre constitutionnel peut être contraint à l’amélioration en disant non est une profonde illusion à moins d’imposer une vision de droite ou de gauche. La convention qui a rédigé ce texte est la plus ouverte et la plus démocratique qui ait été possible. Les limites du résultat ont été voulues par les pays membres. Revenir à une nouvelle convention ne changera rien. Le oui s’impose pour pouvoir avancer et faire évoluer l’Europe.
Sur la question des racines, certains se plaignent aussi que le christianisme n’ait pas été mentionné. La raideur laïque de certains pays comme la France ou la Belgique a occulté cette reconnaissance du passé. Ce blocage ne devrait pas nous empêcher de voir combien les valeurs chrétiennes inspirent une grande partie de ce texte, notamment dans la charte des droits fondamentaux. De plus, un article de la première partie, l’article 52, établit solennellement la reconnaissance des Eglises et des communautés religieuses et invite l’Union européenne à un dialogue structuré avec elle. Ce faisant, l’Union reconnaît que les religions ne sont pas des faits sociaux à reléguer dans la sphère privée, mais qu’elles apportent une contribution spécifique à la vie commune.
Ce traité constitutionnel n’est donc pas parfait, mais il donne une structure politique et sociale à un ensemble économique dont la logique, explicitée dans la troisième partie, n’était que celle du marché et de la concurrence. Son rejet ferait bien plaisir aux libéraux anglais, qui veulent éviter tout contrôle politique de l’économie, et aux Américains, qui préfèrent une Europe divisée à une Europe cohérente.
Là est l’achèvement le plus intéressant de ce traité : il permet à l’Union de parler d’une seule voix, d’être représentée dans le monde par une seule personne, un président de l’Union, de construire petit à petit une politique étrangère commune grâce à un ministre des Affaires étrangères. Car l’Europe a des choses à dire à ce monde, non pour imposer un point de vue politique ou stratégique, mais parce qu’elle croit en des valeurs morales de respect de l’humanité et de promotion des diversités culturelles qui ont pu lui être fatales mais qu’elle a su maîtriser. Un non au traité la rendra aphasique pour vingt ans alors qu’un oui invitera tous ses membres à poursuivre le débat pour préciser des choix politiques qui ouvrent vers une Europe plus sociale encore et plus attentive au monde qui l’entoure.
* Jésuite, rédacteur en chef de la revue Etudes.
PAR PIERRE DE CHARENTENAY *
[Le Figaro, 23 mai 2005]
Dans le débat qui agite la France autour du référendum, on se demande parfois si les commentateurs savent lire. Dans les deux premières parties du traité constitutionnel, qui sont les seules parties nouvelles qui valent débat, le langage est simple. Un petit exercice de comptage des mots est possible : le mot «social» y est mentionné quinze fois, le mot «marché», une seule fois, et encore, dans l’expression «économie sociale de marché», et le mot «libéral», jamais. Or, à entendre quelques commentaires, on croirait que ce traité est la forme ultime du libéralisme que tout homme sensé, et notamment tout chrétien, devrait rejeter. Il n’en est rien.
En réalité, ce traité constitutionnel est la première grande étape politique dans une marche européenne qui a été jusqu’ici essentiellement économique.
La grande nouveauté de ce traité est de faire de l’Union européenne une entité politique, qui a clarifié l’énoncé de ses valeurs communes et qui devient capable de s’exprimer sur la scène mondiale.
Là encore il faut lire : dans les objectifs de l’Union, l’article 3 mentionne la paix, le développement durable, une économie sociale de marché, le plein-emploi, le progrès social. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union poursuit les mêmes objectifs en visant la protection des droits de l’homme et l’élimination de la pauvreté.
La charte des droits fondamentaux, qui compose la deuxième partie avec 54 articles simples et lisibles par des élèves du secondaire, commence par le respect de la dignité humaine. Elle poursuit par des chapitres sur les libertés, l’égalité, la solidarité. Voilà un langage que nous n’avions jamais eu aussi clairement dans les documents de l’Union européenne. C’est un langage que les Européens peuvent partager et qui fait de ce continent un lieu d’équilibre unique entre les droits de l’individu et les nécessités de la vie collective.
Mais les Français se sont lancés depuis quelques semaines dans un de leurs jeux favoris, un débat idéologique forcené où l’a priori l’emporte sur le réalisme, la partie sur le tout, et où les finalités disparaissent sous la cendre du pugilat.
Il faut donc revenir au texte. Le traité constitutionnel n’est qu’un cadre qui ne peut donner le détail des politiques à suivre et qui ne règle pas tous les problèmes posés par la construction européenne. Le citoyen est invité à le prendre pour ce qu’il est, une étape et non une solution globale ou un avenir fixé pour toujours. D’autres traités devront suivre à l’évidence. Car celui-ci ne règle pas la question fondamentale des limites de l’Europe. Il ne dit rien à propos de la Turquie, et n’est ni favorable ni opposé à son intégration. En énonçant que «l’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs», le Traité renvoie à plus tard ce débat, qu’il faudra bien tenir un jour.
Sur de nombreux points, il est aussi insuffisant : il n’y a pas de véritable gouvernement économique de l’Union, sinon une gestion plus rigoureuse de la zone euro ; la fiscalité n’est pas encore un objet communautaire ; les pouvoirs du Parlement, bien que largement augmentés, n’ont pas encore atteint la totalité des décisions du Conseil européen. Les limites de ce texte sont réelles. Mais c’est un texte de consensus et la perfection n’existe pas en cette matière : il ouvre plutôt une route à emprunter avec vigueur et courage. Croire que ce cadre constitutionnel peut être contraint à l’amélioration en disant non est une profonde illusion à moins d’imposer une vision de droite ou de gauche. La convention qui a rédigé ce texte est la plus ouverte et la plus démocratique qui ait été possible. Les limites du résultat ont été voulues par les pays membres. Revenir à une nouvelle convention ne changera rien. Le oui s’impose pour pouvoir avancer et faire évoluer l’Europe.
Sur la question des racines, certains se plaignent aussi que le christianisme n’ait pas été mentionné. La raideur laïque de certains pays comme la France ou la Belgique a occulté cette reconnaissance du passé. Ce blocage ne devrait pas nous empêcher de voir combien les valeurs chrétiennes inspirent une grande partie de ce texte, notamment dans la charte des droits fondamentaux. De plus, un article de la première partie, l’article 52, établit solennellement la reconnaissance des Eglises et des communautés religieuses et invite l’Union européenne à un dialogue structuré avec elle. Ce faisant, l’Union reconnaît que les religions ne sont pas des faits sociaux à reléguer dans la sphère privée, mais qu’elles apportent une contribution spécifique à la vie commune.
Ce traité constitutionnel n’est donc pas parfait, mais il donne une structure politique et sociale à un ensemble économique dont la logique, explicitée dans la troisième partie, n’était que celle du marché et de la concurrence. Son rejet ferait bien plaisir aux libéraux anglais, qui veulent éviter tout contrôle politique de l’économie, et aux Américains, qui préfèrent une Europe divisée à une Europe cohérente.
Là est l’achèvement le plus intéressant de ce traité : il permet à l’Union de parler d’une seule voix, d’être représentée dans le monde par une seule personne, un président de l’Union, de construire petit à petit une politique étrangère commune grâce à un ministre des Affaires étrangères. Car l’Europe a des choses à dire à ce monde, non pour imposer un point de vue politique ou stratégique, mais parce qu’elle croit en des valeurs morales de respect de l’humanité et de promotion des diversités culturelles qui ont pu lui être fatales mais qu’elle a su maîtriser. Un non au traité la rendra aphasique pour vingt ans alors qu’un oui invitera tous ses membres à poursuivre le débat pour préciser des choix politiques qui ouvrent vers une Europe plus sociale encore et plus attentive au monde qui l’entoure.
* Jésuite, rédacteur en chef de la revue Etudes.
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