Encyclique de Benoît XVI : la fontaine romaine
«Le Pape rappelle l'évidence : Dieu n'est pas celui qui demande ou commande, mais d'abord celui qui donne»
Rémi Brague*
[Le Figaro, 01 février 2006]
Un célèbre petit poème (1883) de l'écrivain suisse C.F. Meyer décrit une fontaine de Rome : l'eau y déborde d'une vasque à l'autre à partir d'un jaillissement premier, venu du centre et d'en haut. Benoît XVI, autre Romain de langue allemande, aurait pu illustrer de cette image sa récente Encyclique, texte simple et profond.
L'idée principale est que, Dieu étant amour, l'amour vient de Dieu, non de nous. Nous ne pouvons donner que ce que nous avons reçu. Et ce que nous avons reçu, nous devons à notre tour le donner. Ou plutôt, puisque l'amour n'est pas ce que Dieu a, mais bien ce qu'Il est, nous avons à le laisser se donner en nous. «A partir de l'amour premier de Dieu, en réponse, l'amour peut aussi jaillir en nous.» Et «l'amour dont Dieu nous comble... Nous devons le communiquer aux autres». Aux malheureux qui restent prisonniers de la caricature d'un Dieu des interdits – que ce soit pour s'y soumettre ou pour le récuser –, le Pape rappelle l'évidence : Dieu n'est pas celui qui demande ou commande, mais d'abord celui qui donne. «L'amour n'est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l'amour par lequel Dieu vient à notre rencontre.»
On notera la formule prudente : l'amour n'est plus seulement un commandement, ce qui veut dire qu'il le reste aussi. Comment comprendre cela ? Lorsque Dieu commande, c'est encore pour lui une façon de donner. Regardons les «dix paroles» (Exode, 20), que nous appelons les «dix commandements». Dans la première, Dieu ne fait que se présenter comme celui qui a tiré son peuple de la captivité et l'a libéré. Un esclave fait ce qu'il veut, une fois que s'éloigne le fouet du gardien. Un homme libre se sait lié par sa dignité : «Noblesse oblige». Les «commandements» ne sont que le code d'honneur par lequel les hommes libres prennent les moyens de rester fidèles à la liberté qui leur a été accordée.
L'amour est l'objet d'un commandement parce que, comme tout dans l'homme, il a besoin d'une éducation qui l'oriente dans la bonne direction. Non pour le rabrouer, mais au contraire pour lui permettre de s'épanouir pleinement.
Le christianisme «n'a en rien refusé l'eros, mais il a déclaré la guerre à sa déformation destructrice», explique Benoît XVI. Il ne refuse à vrai dire jamais rien d'humain ; au contraire, il combat tout ce qui rend l'homme moins humain, visant ainsi à un «véritable humanisme». Le culte actuel de l'eros, sous les dehors d'une idolâtrie du sexe, est en fait la «dégradation du corps humain», voire débouche sur la haine de celui-ci et réduit l'autre à l'état d'objet.
Le christianisme donne à l'amour son objet propre. Celui-ci n'est ni le corps ni l'âme isolés l'un de l'autre, mais la personne. C'est pourquoi la doctrine catholique place parmi les «biens du mariage» ce qu'elle appelle le «remède à la concupiscence». Les sots comprennent : la sexualité est une maladie ; faute de pouvoir la supprimer, il faut au moins la canaliser. Mais cela signifie : le désir, créé par Dieu, est un bien. C'est précisément parce qu'on le respecte qu'il faut l'éduquer, le mener vers ce qui peut vraiment le satisfaire comme désir pleinement humain. Se demander s'il vaut mieux aimer Dieu ou les hommes est une question stupide. Elle suppose deux absurdités. D'une part, du côté de l'objet, elle sépare ce qui ne forme qu'une seule réalité, car il est tout simplement impossible d'aimer Dieu autrement qu'en aimant les hommes. «Seul le service du prochain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi.»
D'autre part, du côté du sujet, elle suppose que nous savons déjà aimer, et qu'il nous faudrait simplement choisir un objet pour cet amour dont nous maîtriserions l'origine et la destination. Or, nous avons d'abord à apprendre ce qu'est l'amour, ou plutôt Qui Il est. Ce que la Nouvelle Alliance apporte de nouveau ne consiste pas en des idées nouvelles sur l'amour, en un «message», mais en une personne concrète, «la figure même du Christ», qui a donné sa vie pour ses amis. A sa suite, «toute l'activité de l'Eglise est l'expression d'un amour qui cherche le bien intégral de l'homme». La charité n'est pas pour elle une activité secondaire ; elle «appartient à sa nature». L'Eglise primitive se distinguait des autres groupes avant tout par le service des pauvres. En ont témoigné même ses ennemis, jusqu'à l'empereur Julien. Ce service passe souvent par du «prosélytisme», comme de nos jours où hindous et musulmans soupçonnent non seulement les prêcheurs, ce que l'on peut comprendre, mais aussi les écoles, orphelinats, dispensaires chrétiens. Le Pape rappelle d'une part que «l'amour est gratuit. Il n'est pas utilisé pour parvenir à d'autres fins». Et en même temps que rien ne manifeste mieux Dieu : «L'amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer». Mais ne pourrait-on se contenter d'aimer les hommes ? Les Lumières ont prétendu s'y limiter. En témoigne l'invention de mots qui n'ont guère d'autre sens que d'en éviter un autre, trop chrétien, celui de «charité», voire de le remplacer, comme «bienfaisance». Pourquoi ne pas se borner à l'activisme humanitaire ? Le Pape salue les initiatives «laïques», là où elles sont réelles et pas seulement verbales. Mais il fait quatre remarques :
1) Chez des saints qu'il énumère, et parmi lesquels il met déjà notre contemporaine Mère Teresa, la vie de prière ne s'opposait nullement à une activité débordante en faveur des pauvres. Au contraire, elle la rendait plus intense encore.
2) «La force du christianisme s'étend bien au-delà des frontières de la foi chrétienne». Le Pape donne l'exemple de Julien l'Apostat, qui a voulu réformer le paganisme en y intégrant le souci des pauvres. On songe aussi à Gandhi, qui s'inspira moins de l'hindouisme que d'un christianisme qu'il connaissait d'ailleurs indirectement, par Tolstoï.
3) Les projets révolutionnaires pour faire le bien de l'humanité n'ont pas manqué. Or, ils ont non seulement oublié le souci des hommes concrets, mais ils ont voulu éliminer ceux qui n'entraient pas dans le moule social ou racial par lequel l'humanité prétendait se définir elle-même.
4) L'amour du prochain ne consiste pas seulement à donner quelque chose, mais à se donner soi-même : «Pour que le don n'humilie pas l'autre, je dois lui donner non seulement quelque chose de moi mais, moi-même, je dois être présent dans le don en tant que personne.»
L'amour est quelque chose que l'on «fait», comme on le dit au fond très bien, à condition de ne pas oublier que c'est déjà lui qui nous fait. Ce sont ces deux aspects de l'amour donné et reçu que le Pape unit en nous proposant de «vivre l'amour».
* Philosophe, professeur à Paris-I et à l'université de Munich. Auteur notamment d'Europe, la voie romaine (Gallimard), de La Sagesse du monde (Fayard) et, dernièrement, de La Loi de Dieu (Gallimard).
Rémi Brague*
[Le Figaro, 01 février 2006]
Un célèbre petit poème (1883) de l'écrivain suisse C.F. Meyer décrit une fontaine de Rome : l'eau y déborde d'une vasque à l'autre à partir d'un jaillissement premier, venu du centre et d'en haut. Benoît XVI, autre Romain de langue allemande, aurait pu illustrer de cette image sa récente Encyclique, texte simple et profond.
L'idée principale est que, Dieu étant amour, l'amour vient de Dieu, non de nous. Nous ne pouvons donner que ce que nous avons reçu. Et ce que nous avons reçu, nous devons à notre tour le donner. Ou plutôt, puisque l'amour n'est pas ce que Dieu a, mais bien ce qu'Il est, nous avons à le laisser se donner en nous. «A partir de l'amour premier de Dieu, en réponse, l'amour peut aussi jaillir en nous.» Et «l'amour dont Dieu nous comble... Nous devons le communiquer aux autres». Aux malheureux qui restent prisonniers de la caricature d'un Dieu des interdits – que ce soit pour s'y soumettre ou pour le récuser –, le Pape rappelle l'évidence : Dieu n'est pas celui qui demande ou commande, mais d'abord celui qui donne. «L'amour n'est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l'amour par lequel Dieu vient à notre rencontre.»
On notera la formule prudente : l'amour n'est plus seulement un commandement, ce qui veut dire qu'il le reste aussi. Comment comprendre cela ? Lorsque Dieu commande, c'est encore pour lui une façon de donner. Regardons les «dix paroles» (Exode, 20), que nous appelons les «dix commandements». Dans la première, Dieu ne fait que se présenter comme celui qui a tiré son peuple de la captivité et l'a libéré. Un esclave fait ce qu'il veut, une fois que s'éloigne le fouet du gardien. Un homme libre se sait lié par sa dignité : «Noblesse oblige». Les «commandements» ne sont que le code d'honneur par lequel les hommes libres prennent les moyens de rester fidèles à la liberté qui leur a été accordée.
L'amour est l'objet d'un commandement parce que, comme tout dans l'homme, il a besoin d'une éducation qui l'oriente dans la bonne direction. Non pour le rabrouer, mais au contraire pour lui permettre de s'épanouir pleinement.
Le christianisme «n'a en rien refusé l'eros, mais il a déclaré la guerre à sa déformation destructrice», explique Benoît XVI. Il ne refuse à vrai dire jamais rien d'humain ; au contraire, il combat tout ce qui rend l'homme moins humain, visant ainsi à un «véritable humanisme». Le culte actuel de l'eros, sous les dehors d'une idolâtrie du sexe, est en fait la «dégradation du corps humain», voire débouche sur la haine de celui-ci et réduit l'autre à l'état d'objet.
Le christianisme donne à l'amour son objet propre. Celui-ci n'est ni le corps ni l'âme isolés l'un de l'autre, mais la personne. C'est pourquoi la doctrine catholique place parmi les «biens du mariage» ce qu'elle appelle le «remède à la concupiscence». Les sots comprennent : la sexualité est une maladie ; faute de pouvoir la supprimer, il faut au moins la canaliser. Mais cela signifie : le désir, créé par Dieu, est un bien. C'est précisément parce qu'on le respecte qu'il faut l'éduquer, le mener vers ce qui peut vraiment le satisfaire comme désir pleinement humain. Se demander s'il vaut mieux aimer Dieu ou les hommes est une question stupide. Elle suppose deux absurdités. D'une part, du côté de l'objet, elle sépare ce qui ne forme qu'une seule réalité, car il est tout simplement impossible d'aimer Dieu autrement qu'en aimant les hommes. «Seul le service du prochain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi.»
D'autre part, du côté du sujet, elle suppose que nous savons déjà aimer, et qu'il nous faudrait simplement choisir un objet pour cet amour dont nous maîtriserions l'origine et la destination. Or, nous avons d'abord à apprendre ce qu'est l'amour, ou plutôt Qui Il est. Ce que la Nouvelle Alliance apporte de nouveau ne consiste pas en des idées nouvelles sur l'amour, en un «message», mais en une personne concrète, «la figure même du Christ», qui a donné sa vie pour ses amis. A sa suite, «toute l'activité de l'Eglise est l'expression d'un amour qui cherche le bien intégral de l'homme». La charité n'est pas pour elle une activité secondaire ; elle «appartient à sa nature». L'Eglise primitive se distinguait des autres groupes avant tout par le service des pauvres. En ont témoigné même ses ennemis, jusqu'à l'empereur Julien. Ce service passe souvent par du «prosélytisme», comme de nos jours où hindous et musulmans soupçonnent non seulement les prêcheurs, ce que l'on peut comprendre, mais aussi les écoles, orphelinats, dispensaires chrétiens. Le Pape rappelle d'une part que «l'amour est gratuit. Il n'est pas utilisé pour parvenir à d'autres fins». Et en même temps que rien ne manifeste mieux Dieu : «L'amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer». Mais ne pourrait-on se contenter d'aimer les hommes ? Les Lumières ont prétendu s'y limiter. En témoigne l'invention de mots qui n'ont guère d'autre sens que d'en éviter un autre, trop chrétien, celui de «charité», voire de le remplacer, comme «bienfaisance». Pourquoi ne pas se borner à l'activisme humanitaire ? Le Pape salue les initiatives «laïques», là où elles sont réelles et pas seulement verbales. Mais il fait quatre remarques :
1) Chez des saints qu'il énumère, et parmi lesquels il met déjà notre contemporaine Mère Teresa, la vie de prière ne s'opposait nullement à une activité débordante en faveur des pauvres. Au contraire, elle la rendait plus intense encore.
2) «La force du christianisme s'étend bien au-delà des frontières de la foi chrétienne». Le Pape donne l'exemple de Julien l'Apostat, qui a voulu réformer le paganisme en y intégrant le souci des pauvres. On songe aussi à Gandhi, qui s'inspira moins de l'hindouisme que d'un christianisme qu'il connaissait d'ailleurs indirectement, par Tolstoï.
3) Les projets révolutionnaires pour faire le bien de l'humanité n'ont pas manqué. Or, ils ont non seulement oublié le souci des hommes concrets, mais ils ont voulu éliminer ceux qui n'entraient pas dans le moule social ou racial par lequel l'humanité prétendait se définir elle-même.
4) L'amour du prochain ne consiste pas seulement à donner quelque chose, mais à se donner soi-même : «Pour que le don n'humilie pas l'autre, je dois lui donner non seulement quelque chose de moi mais, moi-même, je dois être présent dans le don en tant que personne.»
L'amour est quelque chose que l'on «fait», comme on le dit au fond très bien, à condition de ne pas oublier que c'est déjà lui qui nous fait. Ce sont ces deux aspects de l'amour donné et reçu que le Pape unit en nous proposant de «vivre l'amour».
* Philosophe, professeur à Paris-I et à l'université de Munich. Auteur notamment d'Europe, la voie romaine (Gallimard), de La Sagesse du monde (Fayard) et, dernièrement, de La Loi de Dieu (Gallimard).
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