Benoît XVI oppose aux fanatismes l'urgence d'un dialogue avec l'islam
de Sophie de Ravinel*
Le Figaro, 21 avril 2006, (Rubrique Opinions)
Si Jean-Paul II se trouvait, en 1978, face au communisme athée dont le vent du déclin déjà annoncé allait souffler à la poupe de l'Eglise, Benoît XVI est aujourd'hui confronté à deux «faiblesses» qui s'alimentent l'une l'autre : le relativisme et le fondamentalisme islamique. Leur force de résistance ou de frappe est pourtant, d'après ses analyses, des plus puissantes. Certes, le Pape ferraille depuis de longues années contre la première, dont la capacité de dissolution l'inquiète. L'exercice est moins rodé face aux plus militants des fondamentalistes musulmans. Il affronte sans détours l'islamisme radical, qu'il tient pour un nouveau totalitarisme, mais sa position d'équilibre est difficile à maintenir dans l'Eglise.
Les 1er et 2 septembre 2005 à Castel Gandolfo, un petit groupe d'universitaires – le cercle des anciens élèves de Ratzinger (Ratzinger-Schülerkreis) – s'est réuni avec le Pape autour de deux jésuites islamologues. Objectif : débattre de la position de l'islam face au monde sécularisé et des conséquences sur le dialogue entre chrétiens et musulmans. Quelques échos de ce colloque privé franchissent depuis peu les murs de la résidence d'été des papes.
«Benoît XVI juge très difficile une herméneutique du Coran, descendu du ciel dans les mains du prophète, contrairement aux Evangiles, dont la révélation est passée au travers de la pâte humaine. Pour lui, cela rend d'autant plus difficile un dialogue entre l'islam et le monde moderne, et par voie de conséquence avec le christianisme, qui en a permis l'émergence.» L'Egyptien Samir Khalil Samir, l'un des deux islamologues présents au colloque, accepte aujourd'hui de résumer les propos tenus par Benoît XVI en septembre. Il souligne «le fossé observé par le Pape devant une grande partie du monde musulman qui n'intègre pas la modernité, possède une conception figée de la révélation et renforce son attitude radicale, par sécurité».
Si ce professeur à l'université Saint-Joseph de Beyrouth se prête à l'exercice, c'est en partie pour contrer les propos attribués à Benoît XVI par un autre jésuite. Début janvier, l'Américain traditionaliste Joseph Fessio, fondateur de la maison d'édition Ignatius Press, a en effet rompu le silence et provoqué la controverse. Selon sa première version, le Pape estimerait l'islam incapable de se réformer. Une bombe dans les mains des idéologues qui veulent convaincre du «choc des civilisations». D'ailleurs, à peine a-t-il eu terminé son interview sur l'un des talk-shows radiophoniques les plus écoutés des Etats-Unis que l'information figurait déjà sur les pages Internet du fameux chroniqueur ultraconservateur Daniel Pipes, qui s'est illustré dans la défense du Grand Israël. Deux semaines plus tard, le père Fessio reconnaissait avoir quelque peu transformé les propos du Pape, qui, toujours selon le père Samir Khalil Samir, «estime la réforme difficile, mais pas impossible». Une nuance de poids.
Ce type de récupération politique n'est pas anodin, surtout dans le cadre de tensions comme celles qui agitent l'Egypte en ce moment.
Quelques mois avant son élection, le 5 juin 2004 à Caen, le cardinal Ratzinger a condamné ce type d'approche manichéenne et ceux qui tendent «à creuser plus profondément l'opposition». Il évoquait, certes, «la collusion entre deux grands systèmes culturels (...) l'«Occident» et l'Islam (...)», mais soulignait aussi leur caractère de «mondes polymorphes incluant de grandes différences internes». Au sein de ces mondes, sa principale préoccupation semble la coupure et le divorce entre la faiblesse d'une raison pure, opératoire et souvent asséchée, qui rejette toute fécondation de la religion et le fanatisme religieux, aveugle aux lumières de la raison.
Cela étant dit, dans cette même conférence, il n'hésite pas à considérer le terrorisme à matrice islamique comme «une espèce de nouvelle guerre mondiale». Quelques mois plus tard, dans son premier grand discours pontifical adressé à la communauté musulmane – en marge des Journées mondiales de la jeunesse de Cologne –, Benoît XVI mentionne aussi «la vague du fanatisme cruel (...) faisant obstacle à la progression de la paix dans le monde». Puis, devant le corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, en janvier, il reconnaît l'existence du «danger d'un choc des civilisations (...) rendu plus aigu par le terrorisme organisé».
Ce pape semble convaincu que, malgré tous les obstacles, un dialogue est tout simplement nécessaire avec le monde de l'islam. Y compris pour l'aider à traverser ce que le père Samir Khalil Samir considère comme «l'une des pires crises de son histoire : culturelle, politique, scientifique, militaire... – passant inaperçue dans un Occident aveuglé par l'expansion numérique». Mais à la condition que ce dialogue se déroule au niveau des problématiques socio-politico-économiques, d'où sa décision de placer sous la responsabilité du Conseil pontifical pour la culture celui du dialogue interreligieux. «Que voulez-vous que l'on aille discuter de la Trinité, ou de l'incarnation, avec les musulmans ?, s'interroge le jésuite égyptien. Et qui voulez-vous que cela intéresse ?» La position de Benoît XVI n'est peut-être pas si différente de celle de Jacques Ellul (1), qui dénonçait l'ambiguïté stérile de rapprochements trop rapides entre le christianisme et l'islam.
Cette ligne pontificale d'équilibre réaliste ne doit enfin pas être confondue avec une sorte d'«östlichepolitik» qui viendrait remplacer l'«Ostpolitik» d'un cardinal Casaroli. Comme cardinal, Joseph Ratzinger s'était opposé dans nos colonnes à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il avait d'ailleurs été isolé sur ce point par ceux-là mêmes qui, aujourd'hui à la secrétairerie d'Etat, préparent son prochain voyage à Istanbul en novembre prochain. Le Pape le répète : la qualité des échanges avec l'islam se juge avant tout à l'aune de la liberté religieuse.
(1) «Les trois piliers du conformisme», dans Islam et judéo-christianisme, PUF, 2004.
* Journaliste au service Société, en charge des affaires religieuses.
Le Figaro, 21 avril 2006, (Rubrique Opinions)
Si Jean-Paul II se trouvait, en 1978, face au communisme athée dont le vent du déclin déjà annoncé allait souffler à la poupe de l'Eglise, Benoît XVI est aujourd'hui confronté à deux «faiblesses» qui s'alimentent l'une l'autre : le relativisme et le fondamentalisme islamique. Leur force de résistance ou de frappe est pourtant, d'après ses analyses, des plus puissantes. Certes, le Pape ferraille depuis de longues années contre la première, dont la capacité de dissolution l'inquiète. L'exercice est moins rodé face aux plus militants des fondamentalistes musulmans. Il affronte sans détours l'islamisme radical, qu'il tient pour un nouveau totalitarisme, mais sa position d'équilibre est difficile à maintenir dans l'Eglise.
Les 1er et 2 septembre 2005 à Castel Gandolfo, un petit groupe d'universitaires – le cercle des anciens élèves de Ratzinger (Ratzinger-Schülerkreis) – s'est réuni avec le Pape autour de deux jésuites islamologues. Objectif : débattre de la position de l'islam face au monde sécularisé et des conséquences sur le dialogue entre chrétiens et musulmans. Quelques échos de ce colloque privé franchissent depuis peu les murs de la résidence d'été des papes.
«Benoît XVI juge très difficile une herméneutique du Coran, descendu du ciel dans les mains du prophète, contrairement aux Evangiles, dont la révélation est passée au travers de la pâte humaine. Pour lui, cela rend d'autant plus difficile un dialogue entre l'islam et le monde moderne, et par voie de conséquence avec le christianisme, qui en a permis l'émergence.» L'Egyptien Samir Khalil Samir, l'un des deux islamologues présents au colloque, accepte aujourd'hui de résumer les propos tenus par Benoît XVI en septembre. Il souligne «le fossé observé par le Pape devant une grande partie du monde musulman qui n'intègre pas la modernité, possède une conception figée de la révélation et renforce son attitude radicale, par sécurité».
Si ce professeur à l'université Saint-Joseph de Beyrouth se prête à l'exercice, c'est en partie pour contrer les propos attribués à Benoît XVI par un autre jésuite. Début janvier, l'Américain traditionaliste Joseph Fessio, fondateur de la maison d'édition Ignatius Press, a en effet rompu le silence et provoqué la controverse. Selon sa première version, le Pape estimerait l'islam incapable de se réformer. Une bombe dans les mains des idéologues qui veulent convaincre du «choc des civilisations». D'ailleurs, à peine a-t-il eu terminé son interview sur l'un des talk-shows radiophoniques les plus écoutés des Etats-Unis que l'information figurait déjà sur les pages Internet du fameux chroniqueur ultraconservateur Daniel Pipes, qui s'est illustré dans la défense du Grand Israël. Deux semaines plus tard, le père Fessio reconnaissait avoir quelque peu transformé les propos du Pape, qui, toujours selon le père Samir Khalil Samir, «estime la réforme difficile, mais pas impossible». Une nuance de poids.
Ce type de récupération politique n'est pas anodin, surtout dans le cadre de tensions comme celles qui agitent l'Egypte en ce moment.
Quelques mois avant son élection, le 5 juin 2004 à Caen, le cardinal Ratzinger a condamné ce type d'approche manichéenne et ceux qui tendent «à creuser plus profondément l'opposition». Il évoquait, certes, «la collusion entre deux grands systèmes culturels (...) l'«Occident» et l'Islam (...)», mais soulignait aussi leur caractère de «mondes polymorphes incluant de grandes différences internes». Au sein de ces mondes, sa principale préoccupation semble la coupure et le divorce entre la faiblesse d'une raison pure, opératoire et souvent asséchée, qui rejette toute fécondation de la religion et le fanatisme religieux, aveugle aux lumières de la raison.
Cela étant dit, dans cette même conférence, il n'hésite pas à considérer le terrorisme à matrice islamique comme «une espèce de nouvelle guerre mondiale». Quelques mois plus tard, dans son premier grand discours pontifical adressé à la communauté musulmane – en marge des Journées mondiales de la jeunesse de Cologne –, Benoît XVI mentionne aussi «la vague du fanatisme cruel (...) faisant obstacle à la progression de la paix dans le monde». Puis, devant le corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, en janvier, il reconnaît l'existence du «danger d'un choc des civilisations (...) rendu plus aigu par le terrorisme organisé».
Ce pape semble convaincu que, malgré tous les obstacles, un dialogue est tout simplement nécessaire avec le monde de l'islam. Y compris pour l'aider à traverser ce que le père Samir Khalil Samir considère comme «l'une des pires crises de son histoire : culturelle, politique, scientifique, militaire... – passant inaperçue dans un Occident aveuglé par l'expansion numérique». Mais à la condition que ce dialogue se déroule au niveau des problématiques socio-politico-économiques, d'où sa décision de placer sous la responsabilité du Conseil pontifical pour la culture celui du dialogue interreligieux. «Que voulez-vous que l'on aille discuter de la Trinité, ou de l'incarnation, avec les musulmans ?, s'interroge le jésuite égyptien. Et qui voulez-vous que cela intéresse ?» La position de Benoît XVI n'est peut-être pas si différente de celle de Jacques Ellul (1), qui dénonçait l'ambiguïté stérile de rapprochements trop rapides entre le christianisme et l'islam.
Cette ligne pontificale d'équilibre réaliste ne doit enfin pas être confondue avec une sorte d'«östlichepolitik» qui viendrait remplacer l'«Ostpolitik» d'un cardinal Casaroli. Comme cardinal, Joseph Ratzinger s'était opposé dans nos colonnes à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il avait d'ailleurs été isolé sur ce point par ceux-là mêmes qui, aujourd'hui à la secrétairerie d'Etat, préparent son prochain voyage à Istanbul en novembre prochain. Le Pape le répète : la qualité des échanges avec l'islam se juge avant tout à l'aune de la liberté religieuse.
(1) «Les trois piliers du conformisme», dans Islam et judéo-christianisme, PUF, 2004.
* Journaliste au service Société, en charge des affaires religieuses.
<< Home