Auschwitz : la mémoire juive et la mémoire chrétienne
LE MONDE | 29.01.05 | 14h27
Auschwitz ou l'absence de Dieu. Y a-t-il un autre lieu au monde où le Créateur ait semblé à ce point ignorer et déserter ses créatures ? Avec Elie Wiesel, le philosophe juif Martin Buber parlait d'Auschwitz comme d'une "éclipse"de Dieu. Comment Dieu a-t-il pu tolérer un tel événement, demandaient les déportés au retour des camps ? Dans la Bible déjà, Job accusait : "Dieu m'a livré à des injustes, entre les mains des méchants, il m'a jeté." Et il ajoutait : "Périsse le jour qui me fit naître."
Auschwitz est la preuve de la non-existence de Dieu pour les athées et ceux qui, parfois, ont aussi perdu foi en l'homme. Sans doute aucune des catastrophes et souffrances de l'histoire n'a-t-elle de sens, la Shoah pas plus que les guerres, les périodes d'oppression de l'humanité ou les colères de la nature, comme celle qui vient d'engloutir plus de 200 000 innocents en Asie.
Mais l'expérience du Mal faite à Auschwitz, où le nazi tenta d'exterminer un peuple qui, le premier, avait reconnu Dieu, est proprement unique. Elle rend l'événement indéchiffrable, inexplicable, impénétrable. Un non-sens absolu, qui impose un silence également absolu, contre toutes les tentatives de banalisation, de négation, de récupération d'une souffrance si singulière.
Soixante ans après la libération du camp, on peut affirmer qu'Auschwitz fut, à la fois, le point culminant de siècles d'antisémitisme, dans lequel l'enseignement du christianisme porte une lourde responsabilité, et le lieu d'une conversion, voire d'une réconciliation tardive, mais réelle.
Bernard Dupuy, religieux dominicain, un des pionniers du dialogue entre juifs et chrétiens, ose dire qu'il aura fallu ce "Mal" pour que les chrétiens fassent retour sur eux-mêmes, au double sens de teshu-vah (repentance) et de metanoïa (conversion). La repentance, d'abord. Elle a été tardive.
En 1948, ils n'étaient qu'une poignée d'intellectuels catholiques et protestants à créer une Amitié judéo-chrétienne, autour de Jules Isaac et d'Edmond Fleg, dont la famille avait péri dans les camps. Les mêmes, un an plus tôt, au cours de la fameuse conférence de Seelisberg (Suisse), avaient commencé à admettre la responsabilité de "l'enseignement du mépris" dans l'extermination de six millions de juifs. Le rejet originel de la racine juive du christianisme a engendré l'antisémitisme et ouvert la voie au néopaganisme des nazis. Comme a dit un jour Emmanuel Levinas : "Les bourreaux d'Auschwitz ont dû avoir tous fait leur catéchisme, et cela ne les a pas empêchés de commettre leurs crimes."
CADUCITÉ
Il faudra attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que l'Eglise catholique - en retard sur les protestants héritiers de l'Eglise confessante (résistante) allemande et d'un Martin Bonhoeffer, pendu par les nazis en 1945 - commence à réviser son discours sur le "peuple déicide" et reconnaisse la caducité de la théologie dite de la "substitution" (de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance en Jésus-Christ, l'Eglise devenant le Nouvel Israël). C'est dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate, qui date exactement de quarante ans, que puiseront toutes les condamnations ultérieures de l'antisémitisme, que sera reconnue la permanence du peuple juif dans l'histoire et réhabilitée la nature spirituelle du lien entre juifs et chrétiens. Ainsi le pape Jean Paul II dira-t-il aux juifs, le 13 avril 1986, à la synagogue de Rome : "Vous êtes nos frères aînés."
Mais, au début des années 1960, lors du concile, pas une seule fois le mot "Shoah" n'est prononcé. Pas plus que celui d'Israël, ce qui montre la distance qui restait alors à accomplir par les Eglises dans le travail de mémoire et dans la reconnaissance du lien qui unit le peuple juif avec sa terre et avec l'Etat d'Israël. Aujourd'hui encore, on est frappé par la lenteur de certains milieux croyants, chrétiens autant que juifs, à relire les fondements de leur foi à la lumière d'un événement comme Auschwitz. On ne peut oublier les faux pas commis, au début de son pontificat, par le pape polonais lui-même, qui, pourtant, deviendra le "meilleur ami des juifs".
Lors de sa première visite, comme pape, à Auschwitz-Birkenau, en 1979, Jean Paul II a eu ce mot : "Auschwitz, Golgotha du monde contemporain", emprunté à Jacques Maritain et qui a été perçu comme une sorte d'annexion chrétienne de la souffrance juive. Le procès a rebondi au moment de la béatification, en 1987, d'Edith Stein, juive convertie au catholicisme, déportée et tuée à Auschwitz. Il y a eu, surtout, la trop longue polémique autour du carmel d'Auschwitz, quand des religieuses polonaises, par volonté d'expiation, avaient occupé le bâtiment du camp où était stocké le gaz Zyklon B, qui servait à l'extermination. Il a fallu huit ans et nombre de médiations - celles, par exemple, de Théo Klein ou du cardinal Lustiger pour la France - avant que le pape ne demande fermement aux religieuses de quitter les lieux.
Du côté juif, un triple soupçon a longtemps pesé sur l'Eglise. Elle serait incapable de faire la clarté sur ses responsabilités passées et de demander pardon. Sa théologie l'empêchant de reconnaître le caractère unique d'Auschwitz, elle tendrait à réduire l'événement à un nouvel épisode de la chute originelle et de la rupture de l'homme avec Dieu. Des courants chrétiens de "néo-évangélisation" s'efforceraient de donner une signification chrétienne à la Shoah, conçue comme l'accomplissement du mystère de la crucifixion et de la résurrection du Christ.
Un triple démenti a été apporté à ces soupçons, donnant la mesure d'une conversion aujourd'hui engagée, sinon achevée. On ne compte plus les reconnaissances de dettes au peuple juif venant des milieux chrétiens : le "repentance" de l'Eglise de France, à Drancy, en 1997, pour son silence devant les déportations ; les demandes de pardon du pape pour les "préjugés et les lectures pseudo-théologiques" (1997), à l'origine de l'antijudaïsme des chrétiens, et pour leur aveuglement devant la perversité des nazis et le malheur qui s'abattit sur les juifs. En 2000, à Rome et à Jérusalem, le pape a multiplié les actes de repentance et les gestes de réconciliation. A ses yeux, le judaïsme et le christianisme font partie de la même histoire du salut, et la reconnaissance du peuple juif comme peuple élu de Dieu fait partie de l'identité chrétienne.
Est-ce à dire qu'on est allé au bout du chemin de conversion et de réconciliation ? Loin s'en faut. Il reste des ambiguïtés, d'autant plus graves que l'antisémitisme montre sa capacité de résurgence en Europe. Autant qu'on puisse en juger par le document du Vatican de 1998 intitulé Souviens-toi !, la mémoire chrétienne d'Auschwitz n'a pas encore tiré toutes les leçons de l'événement.
La commission d'historiens juifs et catholiques, chargée par le pape, en 1999, d'étudier l'attitude de l'Eglise pendant la guerre, a interrompu ses travaux, deux ans plus tard, faute d'un accès complet et libre aux archives vaticanes. Le rôle de Pie XII reste plus que controversé, alors qu'avance, à Rome, un procès de béatification qui, s'il aboutit, relancera les polémiques.
Des zones d'ombre subsistent. Le Vatican maintient une distinction subtile entre la vulgate antijuive d'hier, qui a justifié les pogroms, et l'antisémitisme moderne, racial et païen des nazis. Imputant la faute à des individus égarés, il refuse l'idée d'une responsabilité collective de l'Eglise dans les persécutions subies par les juifs. Ce qui reste, sinon incompréhensible, au moins incompris.
Henri Tincq
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.01.05
Auschwitz ou l'absence de Dieu. Y a-t-il un autre lieu au monde où le Créateur ait semblé à ce point ignorer et déserter ses créatures ? Avec Elie Wiesel, le philosophe juif Martin Buber parlait d'Auschwitz comme d'une "éclipse"de Dieu. Comment Dieu a-t-il pu tolérer un tel événement, demandaient les déportés au retour des camps ? Dans la Bible déjà, Job accusait : "Dieu m'a livré à des injustes, entre les mains des méchants, il m'a jeté." Et il ajoutait : "Périsse le jour qui me fit naître."
Auschwitz est la preuve de la non-existence de Dieu pour les athées et ceux qui, parfois, ont aussi perdu foi en l'homme. Sans doute aucune des catastrophes et souffrances de l'histoire n'a-t-elle de sens, la Shoah pas plus que les guerres, les périodes d'oppression de l'humanité ou les colères de la nature, comme celle qui vient d'engloutir plus de 200 000 innocents en Asie.
Mais l'expérience du Mal faite à Auschwitz, où le nazi tenta d'exterminer un peuple qui, le premier, avait reconnu Dieu, est proprement unique. Elle rend l'événement indéchiffrable, inexplicable, impénétrable. Un non-sens absolu, qui impose un silence également absolu, contre toutes les tentatives de banalisation, de négation, de récupération d'une souffrance si singulière.
Soixante ans après la libération du camp, on peut affirmer qu'Auschwitz fut, à la fois, le point culminant de siècles d'antisémitisme, dans lequel l'enseignement du christianisme porte une lourde responsabilité, et le lieu d'une conversion, voire d'une réconciliation tardive, mais réelle.
Bernard Dupuy, religieux dominicain, un des pionniers du dialogue entre juifs et chrétiens, ose dire qu'il aura fallu ce "Mal" pour que les chrétiens fassent retour sur eux-mêmes, au double sens de teshu-vah (repentance) et de metanoïa (conversion). La repentance, d'abord. Elle a été tardive.
En 1948, ils n'étaient qu'une poignée d'intellectuels catholiques et protestants à créer une Amitié judéo-chrétienne, autour de Jules Isaac et d'Edmond Fleg, dont la famille avait péri dans les camps. Les mêmes, un an plus tôt, au cours de la fameuse conférence de Seelisberg (Suisse), avaient commencé à admettre la responsabilité de "l'enseignement du mépris" dans l'extermination de six millions de juifs. Le rejet originel de la racine juive du christianisme a engendré l'antisémitisme et ouvert la voie au néopaganisme des nazis. Comme a dit un jour Emmanuel Levinas : "Les bourreaux d'Auschwitz ont dû avoir tous fait leur catéchisme, et cela ne les a pas empêchés de commettre leurs crimes."
CADUCITÉ
Il faudra attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que l'Eglise catholique - en retard sur les protestants héritiers de l'Eglise confessante (résistante) allemande et d'un Martin Bonhoeffer, pendu par les nazis en 1945 - commence à réviser son discours sur le "peuple déicide" et reconnaisse la caducité de la théologie dite de la "substitution" (de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance en Jésus-Christ, l'Eglise devenant le Nouvel Israël). C'est dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate, qui date exactement de quarante ans, que puiseront toutes les condamnations ultérieures de l'antisémitisme, que sera reconnue la permanence du peuple juif dans l'histoire et réhabilitée la nature spirituelle du lien entre juifs et chrétiens. Ainsi le pape Jean Paul II dira-t-il aux juifs, le 13 avril 1986, à la synagogue de Rome : "Vous êtes nos frères aînés."
Mais, au début des années 1960, lors du concile, pas une seule fois le mot "Shoah" n'est prononcé. Pas plus que celui d'Israël, ce qui montre la distance qui restait alors à accomplir par les Eglises dans le travail de mémoire et dans la reconnaissance du lien qui unit le peuple juif avec sa terre et avec l'Etat d'Israël. Aujourd'hui encore, on est frappé par la lenteur de certains milieux croyants, chrétiens autant que juifs, à relire les fondements de leur foi à la lumière d'un événement comme Auschwitz. On ne peut oublier les faux pas commis, au début de son pontificat, par le pape polonais lui-même, qui, pourtant, deviendra le "meilleur ami des juifs".
Lors de sa première visite, comme pape, à Auschwitz-Birkenau, en 1979, Jean Paul II a eu ce mot : "Auschwitz, Golgotha du monde contemporain", emprunté à Jacques Maritain et qui a été perçu comme une sorte d'annexion chrétienne de la souffrance juive. Le procès a rebondi au moment de la béatification, en 1987, d'Edith Stein, juive convertie au catholicisme, déportée et tuée à Auschwitz. Il y a eu, surtout, la trop longue polémique autour du carmel d'Auschwitz, quand des religieuses polonaises, par volonté d'expiation, avaient occupé le bâtiment du camp où était stocké le gaz Zyklon B, qui servait à l'extermination. Il a fallu huit ans et nombre de médiations - celles, par exemple, de Théo Klein ou du cardinal Lustiger pour la France - avant que le pape ne demande fermement aux religieuses de quitter les lieux.
Du côté juif, un triple soupçon a longtemps pesé sur l'Eglise. Elle serait incapable de faire la clarté sur ses responsabilités passées et de demander pardon. Sa théologie l'empêchant de reconnaître le caractère unique d'Auschwitz, elle tendrait à réduire l'événement à un nouvel épisode de la chute originelle et de la rupture de l'homme avec Dieu. Des courants chrétiens de "néo-évangélisation" s'efforceraient de donner une signification chrétienne à la Shoah, conçue comme l'accomplissement du mystère de la crucifixion et de la résurrection du Christ.
Un triple démenti a été apporté à ces soupçons, donnant la mesure d'une conversion aujourd'hui engagée, sinon achevée. On ne compte plus les reconnaissances de dettes au peuple juif venant des milieux chrétiens : le "repentance" de l'Eglise de France, à Drancy, en 1997, pour son silence devant les déportations ; les demandes de pardon du pape pour les "préjugés et les lectures pseudo-théologiques" (1997), à l'origine de l'antijudaïsme des chrétiens, et pour leur aveuglement devant la perversité des nazis et le malheur qui s'abattit sur les juifs. En 2000, à Rome et à Jérusalem, le pape a multiplié les actes de repentance et les gestes de réconciliation. A ses yeux, le judaïsme et le christianisme font partie de la même histoire du salut, et la reconnaissance du peuple juif comme peuple élu de Dieu fait partie de l'identité chrétienne.
Est-ce à dire qu'on est allé au bout du chemin de conversion et de réconciliation ? Loin s'en faut. Il reste des ambiguïtés, d'autant plus graves que l'antisémitisme montre sa capacité de résurgence en Europe. Autant qu'on puisse en juger par le document du Vatican de 1998 intitulé Souviens-toi !, la mémoire chrétienne d'Auschwitz n'a pas encore tiré toutes les leçons de l'événement.
La commission d'historiens juifs et catholiques, chargée par le pape, en 1999, d'étudier l'attitude de l'Eglise pendant la guerre, a interrompu ses travaux, deux ans plus tard, faute d'un accès complet et libre aux archives vaticanes. Le rôle de Pie XII reste plus que controversé, alors qu'avance, à Rome, un procès de béatification qui, s'il aboutit, relancera les polémiques.
Des zones d'ombre subsistent. Le Vatican maintient une distinction subtile entre la vulgate antijuive d'hier, qui a justifié les pogroms, et l'antisémitisme moderne, racial et païen des nazis. Imputant la faute à des individus égarés, il refuse l'idée d'une responsabilité collective de l'Eglise dans les persécutions subies par les juifs. Ce qui reste, sinon incompréhensible, au moins incompris.
Henri Tincq
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.01.05
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