3.26.2005

Espérance de Pâques et désenchantement de l’Europe

analyse

LE MONDE | 26.03.05 | 14h32 • Mis à jour le 26.03.05 | 14h32

Pâques est une fête joyeuse. Deux milliards de chrétiens vont célébrer dimanche 27 mars (le 1er mai pour les Eglises orthodoxes qui n’ont pas le même calendrier) la résurrection de Jésus-Christ, Dieu fait homme, défi aux lois de la biologie et de la raison, mais pilier de la foi chrétienne. "Si Dieu n’est pas ressuscité, vaine est ma foi", clamait l’apôtre Paul aux païens d’Athènes. Empruntée aux mythes les plus anciens de l’humanité, la croyance en la résurrection signifie, pour les chrétiens, que la mort n’a pas forcément le dernier mot, que Dieu est le créateur et le maître de la vie et qu’il y a toujours un au-delà de l’histoire.
Pour les catholiques, cette fête de Pâques 2005 aura toutefois un goût de tristesse. Ils n’ignorent pas que le pape Jean Paul II arrive au bout de sa course. Pendant plus d’un quart de siècle, par ses voyages, ses gestes, ses messages, il aura tenté de défendre cette "culture de la vie" contre l’envahissante " culture de la mort" et de raviver le feu de l’espérance de Pâques. Il devrait le faire une fois de plus ce dimanche avec les maigres forces qui l’animent encore.
Au milieu des clameurs du référendum sur l’Europe, sur son identité et les valeurs qu’elle propose, l’observation que ce pape faisait en l’an 2000 à Rome, devant une assemblée d’évêques européens, ne peut laisser personne indifférent : "Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, affirmait-il, il y a un homme qui vit comme si Dieu n’existait pas, c’est l’homme européen." Typique de cet affaissement de la culture croyante, un sondage vient de révéler à Londres que moins de la moitié de la population britannique était capable de faire le lien entre la fête de Pâques et la résurrection de Jésus-Christ ! L’Europe n’a pas le monopole de ce "désenchantement".
Mais de plus en plus d’observateurs soulignent combien, face au monde musulman, traversé par des tensions identitaires, et au monde protestant américain (du Nord), marqué par un conservatisme dur, mais qui ose encore affirmer des valeurs transcendantes, la vieille terre chrétienne de l’Europe peine à faire entendre sa voix, à raviver son héritage, à afficher sa différence. A l’heure du bilan, ce sera l’une des plus cruelles désillusions du Polonais Karol Wojtyla. La "nouvelle évangélisation" de l’Europe n’a pas atteint son but. Le glas du communisme à l’Est n’a pas été suivi d’un sursaut spirituel, dont le pape espérait qu’il soit contagieux à l’Ouest.
S’il fallait une preuve supplémentaire de l’épuisement de la foi en Europe, il faudrait la chercher dans le succès de pamphlets - livres et articles - visant la religion, surtout les religions monothéistes, sans souci des distinctions qu’imposent, pour chacune d’elles, l’histoire, les dogmes, les doctrines, les pratiques, le système d’autorité. S’y ajoute l’engouement pour les religiosités parallèles, l’ésotérisme et les "bricolages" de croyances dans lesquels le pragmatisme, la tolérance, l’expérience intime l’emportent toujours sur les dogmes et les vérités révélées.
Des preuves ? Sans doute ne peut-on confondre la qualité d’une oeuvre littéraire avec son chiffre de diffusion et son retentissement médiatique. Mais on doit constater que les meilleures ventes de ces derniers mois en France sont celles du philosophe Michel Onfray, auteur d’un Traité d’athéologie (Grasset) qui se présente comme nietzschéen et hédoniste, réglant des comptes avec l’institution catholique dont il fut longtemps le salarié (dans l’enseignement privé), et d’un auteur de romans à suspense, l’Américain Dan Brown, avec Anges et démons et surtout Da Vinci Code : 42 traductions et 20 millions d’exemplaires vendus dans le monde en six mois.
La méthode de Brown consiste à " présenter des contrevérités comme des réalités historiques, ce qui est le propre de la contrefaçon", commente Jean Chélini dans la revue Historia consacrée à ce phénomène d’édition. Ce faisant, Brown réveille la fascination, vieille comme l’humanité, pour le dévoilement des complots et des mystères, les rites initiatiques, la "révélation" de vérités prétendument cachées par les Eglises, les sociétés secrètes, la franc-maçonnerie, etc.

SOIF DE SYMBOLES

Autrement dit, si la religion est évacuée de l’Europe, la religiosité surabonde, comme le disait un responsable catholique mécontent du rejet de la mention du christianisme par les rédacteurs de la Constitution européenne dans les héritages du Vieux Continent. Cette religiosité va des pratiques de superstition (voyance, astrologie, cartomancie) à la curiosité pour les traditions parallèles, les vérités cachées par les Evangiles apocryphes, soit le fonds de commerce du Da Vinci Code. Ces pratiques magico-religieuses ont en commun de rejeter la figure de l’autorité cléricale, normative et prescriptive, de préférer le "maître spirituel" aux doctrines et le travail sur soi à la sacralisation de l’histoire et autres utopies croyantes.


L’écho de ces croyances parallèles et des attaques contre les religions, identifiées sous certaines plumes (Salman Rushdie, Michel Onfray) comme la forme moderne du totalitarisme, du bellicisme et de la manipulation des consciences, déconcerte les institutions religieuses. Le succès de Da Vinci Code est le symptôme d’une culture moderne malade, entend-on à Rome. "Le roman à suspense devient prétexte à un dévoilement de fausses preuves, toutes à charge contre l’Eglise", se plaint Mgr Jean-Michel di Falco, chargé des questions de communication de l’épiscopat français.
Le risque est celui du repli sur soi, du "communautarisme" religieux maintes fois et légitimement dénoncé. Les catholiques eux-mêmes n’en sont pas à l’abri, si l’on en juge, entre autres, par l’attaque en justice de l’épiscopat contre l’affiche publicitaire de Marithé et François Girbaud qui touchait, il est vrai, au sacrement de l’Eucharistie, centre de la liturgie chrétienne. "Les Eglises peinent à accepter leur sort de minorités", convient Jean-François Colosimo, professeur à l’Institut orthodoxe Saint-Serge, à Paris.
Mais ceux qui sourient en entendant parler de Résurrection ne sont-ils pas souvent les mêmes qui, le matin dans leur journal, vont consulter leur horoscope ? L’actuelle religiosité diffuse montre que cette Europe qui a pris son parti de la sécularisation, de la laïcisation, c’est-à-dire la fin de l’emprise de la religion sur ses moeurs ou sa politique, est à la recherche de signes, de symboles, de rites et de toutes ces formes de "réenchantement du monde" pour plagier la célèbre formule du philosophe Marcel Gauchet.
Dans son Manifeste d’une génération sans port, que viennent de publier les Presses de la Renaissance, le jeune auteur Denis Rousset, 29 ans, instruit le procès d’une génération de parents qui n’auraient pas su transmettre à leurs enfants de patrimoine moral et spirituel, de peur de nuire à leur liberté. "Ironie de l’histoire, écrit-il, cette génération, qui est la seule à avoir eu le pouvoir d’être maîtresse de sa vie, de l’avoir pensé, de l’avoir osé, offre l’exemple de l’impuissance à pouvoir prendre les décisions nécessaires à la survie de sa progéniture."
Henri Tincq
Article paru dans l’édition du 27.03.05
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