3.23.2005

L'influence de l'Eglise s'est diffusée à tous les partis politiques de la Péninsule

LE MONDE
Rome de notre correspondant

ls sont tous venus, ils étaient tous là. Dès l'annonce de l'hospitalisation du pape, le 24 février, un émissaire du gouvernement italien, dépêché par Silvio Berlusconi, était arrivé à la polyclinique Agostino-Gemelli. Dans les jours suivants, une demi-douzaine de ministres s'y sont succédé. Nul ne sait s'ils ont rencontré personnellement Jean Paul II, mais tous se sont montrés rassurants à leur sortie, en disant leur admiration pour l'illustre malade.
Même empressement à gauche : le maire de Rome, Walter Veltroni, s'est présenté à l'hôpital pour transmettre au chef de l'Eglise catholique "les vœux de tous les Romains". A la télévision, Fausto Bertinotti, dirigeant de Refondation communiste, lui a souhaité "longue vie", après avoir salué sa "présence extraordinaire, même pour les non-croyants". D'un bout à l'autre de l'échiquier, depuis le leader des Verts, Alfonso Pecoraro Scanio, jusqu'aux dirigeants de la droite extrême, toute la classe politique italienne se range derrière ce "personnage charismatique".
Jean Paul II fait l'unanimité, après vingt-six ans de pontificat. D'une part en raison de sa personnalité. D'autre part, parce que les relations entre l'Italie et l'Eglise catholique ont changé depuis la disparition de la Démocratie chrétienne (DC) en 1992. Récemment, les aigreurs de la Ligue du Nord contre lui, sous prétexte qu'il s'était exprimé en dialecte romain, avaient déclenché une vague de désapprobation. "Il y a une sympathie diffuse pour ce pape en Italie, reconnaît l'historien Andrea Riccardi, président de la Communauté laïque Sant'Egidio. Dans un pays dont l'influence internationale est en déclin, ce Polonais est paradoxalement perçu comme "un grand Italien" sur la scène mondiale." Karol Wojtyla avait dû donner beaucoup de gages dans les premiers mois de son pontificat en multipliant les voyages en Italie, mais son style a vite convaincu les Italiens.
Jusqu'en 1978, il y a toujours eu une politique des papes pour l'Italie. Qui se souvient que Pie XII était intervenu personnellement pour la constitution d'une liste démocrate-chrétienne afin de contrer les communistes aux municipales de Rome en 1952 ? Ou que Paul VI, en 1964, avait plaidé pour que la DC aille unie à l'élection présidentielle ? "Jean Paul II ne s'est jamais mêlé à la politique politicienne, c'est un pape religieux", souligne Andrea Riccardi. S'il ne s'est pas impliqué personnellement, il ne s'est jamais désintéressé des débats politiques du pays. "Il a confié les affaires italiennes à l'épiscopat", résume Francesco Margiotta Broglio, professeur à l'université de Florence, spécialiste des relations entre l'Eglise et l'Etat. Selon lui, Jean Paul II est toujours resté très à l'écoute de la Conférence épiscopale italienne (CEI), présidée par le cardinal Camillo Ruini, vicaire de Rome. Andrea Riccardi estime que "Ruini a traduit en italien le "wojtylisme"".
Cette fonction de relais s'est paradoxalement accrue au début des années 1990 avec la chute de la Démocratie chrétienne. Avec la disparition de l'unité politique des catholiques, l'influence de l'Eglise s'est diffusée à tous les partis. Naguère, Giulio Andreotti utilisait une métaphore boulangère pour définir l'action de la Démocratie chrétienne : il y a deux fours, disait-il, celui de droite et celui de gauche, et la DC pouvait mettre le pain dans le four de son choix. Depuis, on a assisté à la multiplication des fours : "Il y a une transversalité catholique dans la classe politique, précise M. Margiotta Broglio. Tous les partis essaient d'offrir quelque chose à l'Eglise."
On s'en aperçoit lors des débats sur les questions de société. Ce sont les "courants catholiques" des partis de gauche comme de droite qui ont donné, en 2004, une majorité à la très restrictive loi sur la fécondation assistée. Le Parti radical, partisan de l'abrogation de ce texte, a les pires difficultés à trouver sa place aux côtés de la gauche réformatrice conduite par le catholique Romano Prodi.
"Avant, l'Eglise ne pouvait pas court-circuiter la DC. Désormais, chaque évêque a une grande marge de manœuvre pour dialoguer avec les responsables politiques locaux, quelle que soit leur couleur politique", explique Francesco Margiotta Broglio. De nombreuses lois régionales sont ainsi votées en faveur du culte catholique. Pour beaucoup d'observateurs, le retour d'un pape italien au Vatican réduirait le pouvoir de l'épiscopat acquis sous Jean Paul II. Cette transversalité se retrouve dans les puissants mouvements catholiques laïques (Communion et Libération, Communauté de Sant'Egidio, etc.), dont le poids politique est à la mesure de leur rôle social. En février, tous les courants politiques étaient représentés aux obsèques de Mgr Luigi Giussani, fondateur de Communion et Libération (CL). La cérémonie était présidée par trois papabili : Mgr Angelo Scola, patriarche de Venise, proche de CL, le cardinal de Milan, Dionigi Tettamanzi, considéré comme progressiste, et l'Allemand Josef Ratzinger, symbole de la continuité.
"L'électorat catholique est moins clairement identifié, c'est un électorat en mouvement, mais il est plus décisif qu'avant", assure Rocco Buttiglione, ministre des affaires européennes, président du parti centriste UDC, héritier de la Démocratie chrétienne. D'où la vigilance de chaque parti à ne pas froisser les convictions catholiques. On se souvient qu'en 2004, toute l'Italie, de l'extrême droite aux communistes, s'était opposée à l'enlèvement des crucifix des salles de classes que réclamait un leader musulman."En Italie, le Vatican est une réalité incontournable, pas seulement un lobby, mais un point de synthèse de la vie du pays", rappelle M. Riccardi.
La gauche affiche sa proximité avec Jean Paul II malgré ses options conservatrices en matière de mœurs : "Il a joué un grand rôle dans le processus de disparition du communisme, rappelle Rocco Buttiglione. Or, la gauche italienne doit faire oublier ses liens avec le communisme. Cela lui est d'autant plus difficile de critiquer ce pape qu'il n'est pas non plus procapitaliste, il a développé une critique humaniste et éthique du capitalisme."


Jean-Jacques Bozonnet
Article paru dans l'édition du 23.03.05
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