3.20.2005

"Le métissage entre chrétienté et islam n'est pas une idée naïve"

Cardinal Angelo Scola, patriarche de Venise

Le Monde, 20 mars 2005

Le cardinal Angelo Scola, patriarche de Venise, 62  ans, l'un des favoris pour la succession de Jean Paul  II, vient de créer - avec d'autres évêques d'Europe, du Moyen-Orient et d'Asie - un centre de recherche et une revue internationale de dialogue avec l'islam, appelée Oasis (oasis@marcianum.it). Présentant cette initiative à l'Unesco, mardi 15  mars, il a lancé un appel au dialogue entre cultures chrétienne et musulmane.

N'êtes-vous pas sceptique, depuis les attentats du 11  septembre 2001, quant aux chances d'un dialogue entre islam et christianisme  ?

Ce dialogue, nous voulons le mener avec des intellectuels et des religieux musulmans, les inviter à Venise, au  Caire, pourquoi pas à Paris. Car nous pensons que le métissage des civilisations n'est pas une idée naïve, mais un processus historique en actes, attesté par les migrations, les relations commerciales ou le tourisme. Il ne nous appartient pas de définir les politiques d'immigration. Mais les chrétiens et les musulmans, en Europe ou au Moyen-Orient, ont à vivre ensemble. Les mariages mixtes, dans un pays comme l'Italie, progressent à vive allure. Ce métissage est donc une réalité, mais aussi une chance. Il n'y a pas d'attitude plus réaliste que de prendre le risque d'un dialogue de communauté à communauté, de foi à foi, de langue à langue. Le témoignage personnel du croyant implique une  identité forte, mais dynamique. Ou celle-ci est exclusive et débouche sur toutes les formes connues d'intolérance et de rejet. Ou elle est ouverte et capable de dialogue d'égal à égal avec d'autres identités.

Mais les minorités chrétiennes au Proche-Orient, en Asie, en Afrique ont un regard plus critique que vous sur l'islam...

C'est vrai, mais cette idée d'un dialogue culturel est venue des évêques de ces régions du Moyen-Orient, du Maghreb, du Pakistan, d'Indonésie, qui sont parmi les plus exposées aux tensions internationales et aux mouvements islamistes. Ce sont eux qui nous demandent de les aider à trouver des instruments d'éducation pour des communautés chrétiennes qui vivent avec des musulmans majoritaires sur leur sol.
Ce qui se joue aujourd'hui, dans les événements au Liban, en Egypte, en Israël, dans les territoires palestiniens, est vital pour l'équilibre de cette région et de nos communautés. Le Liban est l'un des derniers espaces de chrétienté au Proche-Orient. Il faut tout faire pour aider les minorités chrétiennes à rester. Mesure-t-on ce que représenterait, en termes de civilisation, la disparition de toute présence chrétienne et la transformation en musée de cette terre sur laquelle est né le Christ  ?

N'y a-t-il pas une exigence de réciprocité quant à la liberté des chrétiens en terre d'islam  ?

Si, bien entendu. Nous devons demander aux pays d'islam de tout faire pour respecter la liberté de chaque croyant qui vit et travaille sur leur sol, de donner à chacun, quelle que soit sa confession, les moyens d'exercer sa liberté. Mais je ne veux pas exiger à tout prix la réciprocité. Il y a une part de don gratuit, dans la foi chrétienne, qui peut être de nature à toucher le cœur de l'autre. Quand l'Eglise catholique a multiplié ses gestes de pardon et d'ouverture à d'autres communautés religieuses, elle n'a rien demandé en échange.

Mais, pour certains, l'identité chrétienne est en crise, dans une Europe touchée par l'immigration musulmane...

Je n'aime pas ce mot de crise, lié à la désaffection des Eglises en Europe. Je préfère parler des douleurs de l'accouchement de l'homme dans une société postmoderne. "Les hommes semblent fatigués par le métier de vivre", disait Cesar Pavese. Or, nous ne sommes pas capables de proposer un christianisme pertinent appliqué à notre vie quotidienne. En même temps, les prophètes de la sécularisation nous avaient annoncé un monde où Dieu aurait disparu. Au lieu de quoi, nous assistons aujourd'hui à l'explosion d'un "sacré" sauvage.
Nous devons donc repenser notre action, nous remettre à proposer le Christ comme un événement, non avant tout comme une doctrine morale ou une ascèse. Un événement, c'est-à-dire le Fils de Dieu qui s'est fait homme, son histoire, son message transmis par des communautés fortes et vivantes. Que désire l'homme postmoderne, sinon le bonheur et la liberté  ? Or n'est-ce pas le programme de vie qu'offre le christianisme aujourd'hui, délivré des conceptions absolutistes et réductrices de l'histoire qui ont fait tant de mal au XXe  siècle  ? Le Christ n'a rien dit d'autre que ces mots pleins de sens  : "Viens, suis-moi, si tu veux t'accomplir."

Propos recueillis par Henri Tincq
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