4.16.2005

"Je choisis pour Souverain Pontife..."

La Croix, 15-04-2005

Le conclave – la réunion des cardinaux chargés d'élire le nouveau pape – commencera au Vatican ce lundi 18 avril après-midi. Voici, comme si vous y étiez, le récit de cet événement aussi rare que mystérieux, tel qu'en a disposé Jean-Paul II
Réunis en conclave à partir de lundi 18 avril, les cardinaux seront coupés du monde jusqu'à la proclamation du nom du nouveau pape. A priori l'un d'entre eux (photo Dejong/AP).

C’est le moment

«Veni, Creator Spiritus, mentes tuorum visita…», chante le cortège des prélats. Coiffés de la barrette, ayant revêtu le rochet et la mozette des grandes fêtes – surplis blanc et camail pourpre par-dessus la soutane, l’habit de chœur cardinalice –, ils ont célébré, ce lundi matin 18 avril en la basilique Saint-Pierre, la messe votive pro eligendo papa, «pour l’élection du pape». Nous sommes maintenant au milieu de l’après-midi. En procession derrière un porte-croix et une cohorte de choristes et de cérémoniaires, ils quittent la loggia des Bénédictions, juste au-dessus du narthex de la basilique Saint-Pierre, traversent la majestueuse Salle royale des grandes audiences diplomatiques, passent quelques marches. Leur doyen, Joseph Ratzinger, et le maître des célébrations liturgiques pontificales, l’infatigable et toujours placide archevêque italien Piero Marini, ferment la marche. Tous s’apprêtent à franchir le seuil d’un autre sanctuaire, à la taille beaucoup plus réduite, pour un enjeu infiniment plus important.
«Imple superna gratia, quae tu creasti pectora», poursuit leur invocation à l’Esprit, qui suit le chant des litanies. Ils sont près de 120 ainsi : pas loin, donc, de l’effectif maximum des cardinaux fixé par Paul VI, et confirmé par Jean-Paul II, pour avoir «le droit et le devoir d’élire le successeur de Pierre, chef visible de toute l’Église et serviteur des serviteurs de Dieu, lorsque le siège de Rome devient vacant» (constitution apostolique Universi dominici gregis, UDG). Ils étaient 117, en fait, ayant moins de 80 ans le 2 avril dernier, au jour où le pape est décédé, et donc qualifiés pour cette écrasante responsabilité. Mais l’un ou l’autre électeur ne sera pas au rendez-vous du conclave ce lundi, ainsi le cardinal Sin, retenu aux Philippines pour raisons de santé. L’exacte moitié des 232 cardinaux que le Pontife défunt aura créés, lors de neuf consistoires, en vingt-six ans de règne.
«Viens, Esprit Créateur, visite l’âme de tes fidèles. Emplis de la grâce d’En Haut les cœurs que tu as créés.» Sans doute leur regard est-il attiré vers «en haut» en pénétrant dans cette chapelle, dont la voûte de Michel-Ange figure précisément la Création, le doigt de Dieu vers le doigt d’Adam, dans la plus extrême tension. Et ils invoquent encore l’Esprit, «dextrae Dei tu digitus», «toi, le doigt de la droite de Dieu»… Mais déjà leur regard redescend, se porte en avant, découvre une scène que tous admirent déjà tout en la craignant : l’écrasante et superbe fresque du Jugement, ce Christ colossal qui décide du sort ultime des morts et des vivants. Et tous savent que c’est d’eux, à cet instant et en ce lieu, que parlait l’ultime poème de celui auquel ils vont donner un successeur : «Ici, ils se voient entre le Commencement et la Fin, entre le Jour de la Création et le Jour du Jugement… Il est clair que, durant le conclave, Michel-Ange rend les hommes conscients» (Triptyque romain). Ce même pape qui avait fixé que «l’élection continuera à se dérouler dans la chapelle Sixtine, où tout concourt à entretenir le sentiment de la présence de Dieu, devant qui chacun devra se présenter un jour pour être jugé» (UDG, introd.).

"Cum clave", fermé à clé

Pour l’instant, ils n’en sont qu’au commencement, à peine conscients de ce qui les attend. Ont-ils seulement, dans le tourment de leur mandat présent, entendu derrière eux le cadenas claquer ? C’est Mgr James Harvey, un Américain efficace et souriant de 55 ans, qui, en sa qualité de préfet de la Maison pontificale, a refermé sur le plus énigmatique des collèges les lourdes portes du secret . «Cum clave», fermé à clé. Le conclave peut commencer.
Il en va ainsi depuis près de mille ans. C’est en 1059 exactement que l’élection du pape a cessé d’être l’affaire du clergé et du peuple romains – en fait, les grandes familles se l’étaient accaparée – pour être, jusqu’à aujourd’hui encore (code de droit canonique c. 349), confiée aux cardinaux : «En eux, écrit Jean-Paul II, s’expriment, comme en une admirable synthèse, les deux aspects qui caractérisent la figure et la charge du Pontife romain : romain, parce que identifié à la personne de l’évêque de l’Église qui est à Rome […] ; Pontife de l’Église universelle, parce qu’il est appelé à prendre de manière visible la charge du Pasteur invisible qui guide le troupeau tout entier vers les pâturages de la vie éternelle. L’universalité de l’Église est du reste bien représentée dans la composition même du collège cardinalice, qui rassemble des cardinaux de tous les continents » (UDG, introd.).
C’est à un devoir sacré qu’ils vont se livrer, et c’est pourquoi il n’est pas question d’y déroger : «Tous les cardinaux électeurs, convoqués par le doyen, ou par un autre cardinal en son nom, pour l’élection du nouveau Pontife, sont obligés, en vertu de la sainte obéissance, d’obtempérer à la convocation et de se rendre au lieu désigné, à moins d’être retenus par la maladie ou par un autre empêchement grave qui devra toutefois être reconnu par le collège des cardinaux» (UDG 38). Si un électeur arrivait en retard pour l’ouverture mais avant que l’élection soit faite, il sera admis au processus de vote au point où il se trouve. De même, si un électeur doit sortir du Vatican pour cause de maladie ou autre motif grave reconnu comme tel, on votera sans lui, mais il sera réadmis «après sa guérison ou même avant» (UDG 40) dans l’enceinte du conclave. Aucune voix ne saurait être négligée : l’affaire est trop grave.

Ils prennent place tout autour de la chapelle

Ils prennent place tout autour de la chapelle, chacun derrière un petit pupitre, par préséance : selon l’ordre du collège auquel on appartient et l’ancienneté dans le cardinalat. Mgr Francesco Monterisi, secrétaire du Sacré Collège, est également à son poste. Le cardinal Eduardo Martinez Somalo, camerlingue, à peine remis des soucis de la mort et des obsèques de Jean-Paul II, a veillé à ce que, dans la chapelle et les locaux attenants, tout soit bien installé. L’archevêque argentin Leonardo Sandri, substitut de la Secrétairerie d’État, l’a aidé à faire en sorte que la régularité de l’élection et son caractère confidentiel soient assurés.

Hantise du secret

Jean-Paul II a voulu le préserver encore davantage, du fait des nouvelles technologies. Les cardinaux, depuis le début de l’élection jusqu’à ce que son issue soit annoncée publiquement, devront s’abstenir de toute correspondance épistolaire, téléphonique ou par d’autres moyens de communication avec des personnes extérieures, sauf en raison d’une nécessité urgente et prouvée. Il leur est interdit aussi, pour toute la durée de l’élection, «de recevoir la presse quotidienne ou périodique, de quelque nature que ce soit, et d’écouter des émissions radiophoniques ou de regarder la télévision» (UDG 57), ainsi que «d’introduire, sous aucun prétexte, dans les lieux où se déroulent les actes de l’élection ou, s’ils s’y trouvent déjà, que soient utilisés tout genre d’appareils techniques qui servent à enregistrer, à reproduire ou à transmettre les voix, les images ou les écrits» (UDG 61). Et bien sûr – si l’on ose dire, tant les précédents conclaves firent ensuite l’objet de fuites –, ils ne sauraient révéler à quiconque des informations concernant directement ou indirectement les scrutins, de même que tout ce qui a été traité ou décidé au sujet de l’élection, aussi bien avant que pendant le temps de l’élection. Cela vaut aussi, d’ailleurs, pour les cardinaux non électeurs ayant participé aux congrégations générales qui ont eu lieu de la mort du pape jusqu’au conclave (UDG 59).
C’est à la congrégation particulière (un groupe de quatre cardinaux sous la responsabilité du camerlingue) de juger de tous ces cas, de même en ce qui concerne la nécessité et l’urgence, pour quelques cardinaux, de communiquer avec leurs services romains. Elle doit également recourir à «la compétence de deux techniciens de confiance» pour s’assurer «qu’aucun moyen d’enregistrement ou de transmission audiovisuelle ne soit introduit par quiconque dans aucun des locaux indiqués, particulièrement dans la chapelle Sixtine» (UDG 55). Et à toute personne qui, travaillant au Vatican, viendrait à rencontrer fortuitement un cardinal pendant l’élection, «il est absolument interdit d’entretenir une conversation, sous quelque forme que ce soit, avec quelque moyen que ce soit et pour quelque motif que ce soit» (UDG 45). Toute infraction à ces obligations de secret est passible d’une excommunication latae sententiae, immédiate (UDG 58).
Depuis des siècles ils campaient dans des boxes bricolés à la hâte
Cette augmentation de pression tient aussi à une nette amélioration des conditions pratiques du conclave. Pour la première fois, celui-ci se tiendra dans une vraie dignité de logement pour les cardinaux. Depuis des siècles, ils campaient dans des boxes, bricolés à la hâte dans les locaux du Palais apostolique jouxtant la Sixtine et attribués par tirage au sort, sans le moindre confort. Pour eux, Jean-Paul II a fait refaire la Maison Sainte-Marthe, dans l’enceinte du Vatican, de l’autre côté de la basilique Saint-Pierre par rapport à la Sixtine : ils y logeront, dans des chambres sans luxe mais réellement confortables, et y partageront une cuisine soignée. Détail appréciable : cette maison, qui accueille ordinairement des personnalités ou groupes venant travailler au Vatican, dispose de nombre de recoins et de parloirs pourvus en canapés ou fauteuils propices aux conciliabules les plus confidentiels…
Si des raisons de santé exigent qu’un cardinal ait près de lui un infirmier, celui-ci aura également un logement adapté. Sont aussi à disposition du conclave deux cérémoniaires et deux religieux chargés de la sacristie pontificale, un ecclésiastique assistant le doyen, quelques religieux de diverses langues pour les confessions, ainsi que deux médecins pour des urgences éventuelles – sans parler du personnel assurant les repas et le ménage : tous approuvés par le camerlingue, tous engagés au secret par serment ! Quant au trajet des cardinaux de leur logement (tout aussi fermé à tout étranger) à la chapelle du conclave, il se fera – sans que quiconque puisse les approcher – en minibus ou à pied.
Revenons donc à la Sixtine. Ils sont là, placés sous le regard du Père, face au geste du Fils, ayant invoqué l’Esprit. C’est le moment de prêter serment. Il revient au cardinal Ratzinger, doyen du Sacré Collège, de lire la formule à haute voix :
« Nous tous et chacun de nous, cardinaux électeurs présents à cette élection du Souverain Pontife, promettons, faisons le vœu et jurons d’observer fidèlement et scrupuleusement toutes les prescriptions contenues dans la constitution apostolique du Souverain Pontife Jean-Paul II, Universi dominici gregis, datée du 22 février 1996. De même, nous promettons, nous faisons le vœu et nous jurons que quiconque d’entre nous sera, par disposition divine, élu Pontife romain, s’engagera à exercer fidèlement le munus petrinum [NDLR : la charge de Pierre] de Pasteur de l’Église universelle et ne cessera d’affirmer et de défendre avec courage les droits spirituels et temporels, ainsi que la liberté du Saint-Siège. Nous promettons et nous jurons surtout de garder avec la plus grande fidélité et avec tous, clercs et laïcs, le secret sur tout ce qui concerne d’une manière quelconque l’élection du Pontife romain et sur ce qui se fait dans le lieu de l’élection et qui concerne directement ou indirectement les scrutins ; de ne violer en aucune façon ce secret aussi bien pendant qu’après l’élection du nouveau Pontife, à moins qu’une autorisation explicite en ait été accordée par le pape lui-même ; de n’aider ou de ne favoriser aucune ingérence, opposition ni aucune autre forme d’intervention par lesquelles des autorités séculières, de quelque ordre et de quelque degré que ce soit, ou n’importe quel groupe, ou des individus voudraient s’immiscer dans l’élection du Pontife romain. »
Puis, chacun des électeurs après lui, selon l’ordre de préséance fait sien le même engagement : « Et moi, N. Cardinal N., je le promets, j’en fais le vœu et je le jure. » Il ajoutera, en posant la main sur l’Évangile : « Que Dieu m’y aide, ainsi que ces saints Évangiles que je touche de ma main. »

"Extra omnes"

«Extra omnes !» L’ordre retentit, par la voix de Mgr Marini, quand Attilio Nicora, dernier électeur dans l’ordre des cardinaux-diacres, aura prononcé à sont tour le serment. Que sortent de ce lieu tous ceux qui n’ont pas qualité pour y faire ce qui doit désormais y être fait ! Toutes les personnes étrangères au conclave quittent la chapelle Sixtine. Seuls restent, pour un temps encore, Mgr Marini et le cardinal Tomas Spidlik : ce jésuite octogénaire, grand spécialiste de l’Orient chrétien, a été choisi par le Sacré Collège pour faire une méditation spirituelle à ses confrères électeurs « sur la tâche très lourde qui leur incombe et, donc, sur la nécessité d’agir avec une intention droite pour le bien de l’Église universelle, solum Deum præ oculis habentes » (UDG 52). N’avoir que Dieu devant les yeux…
La méditation achevée, le vieux cardinal tchèque et le maître des célébrations liturgiques quittent la Sixtine. Des gardes suisses sont postés à toutes ses issues, empêchant toute intrusion. C’est par le chant à la Vierge Sub tuum praesidium que les électeurs concluent les prières prévues par l’Ordo rituum conclavis, un impressionnant ouvrage de 340 pages, couleur vert olive , qui décrit par le menu tout le rituel propre au conclave, tel qu’il a été préparé par Mgr Marini et approuvé par Jean-Paul II en 1998 – en même temps que celui, couleur rouge sang, du rituel des obsèques pontificales qui a servi le 8 avril. Le doyen demande alors à l’ensemble du collège des cardinaux électeurs si l’on peut désormais procéder à l’élection, ou s’il faut éclaircir des doutes quant aux normes et modalités établies par Jean-Paul II. Si, selon la majorité des électeurs, rien ne s’y oppose et si le temps nécessaire reste disponible, on passe immédiatement au premier vote, qui sera le seul de ce premier jour de conclave.
Concernant la forme de l’élection, trois procédures étaient possibles avant la réforme de 1996, qui n’a conservé que la dernière. Jusque-là, il était possible pour le conclave de désigner le nouveau pape « par acclamation quasi ex inspiratione » : un procédé plus ou moins spontané, jugé « désormais inapte à interpréter l’avis d’un collège d’électeurs plus nombreux et si divers par les origines ». On pouvait aussi faire l’élection per compromissum, l’ensemble des électeurs s’en remettant, en cas de blocage, à la décision de quelques-uns d’entre eux : une possibilité écartée « non seulement parce qu’elle est difficile à réaliser […], mais aussi parce qu’elle est de nature à entraîner une certaine perte de responsabilité pour les électeurs » (UDG, introd.).

Scrutin secret

«Après mûre réflexion, concluait Jean-Paul II, j’ai donc décidé d’établir que l’unique forme par laquelle les électeurs peuvent exprimer leur vote pour l’élection du Pontife romain est celle du scrutin secret […]. Cette forme, en effet, donne la meilleure garantie de clarté, de rectitude, de simplicité, de transparence et, surtout, de participation effective et constructive de chacun des Pères cardinaux, appelés à constituer l’assemblée des électeurs du successeur de Pierre.»
Le moment est venu. Les cérémoniaires font le tour de la chapelle pour remettre à chaque électeur deux ou trois bulletins de vote, de forme rectangulaire et portant sur la moitié supérieure, imprimés si possible, ces mots : « Eligo in Summum Pontificem » (« Je choisis pour Souverain Pontife… »). La moitié inférieure comporte un espace libre pour y écrire le nom de l’élu ; le bulletin est prévu de sorte qu’il puisse être plié en deux. Pendant ce temps, le cardinal Nicora, que l’on sait homme de grandes prudence et sagesse, tire au sort publiquement, parmi tous les électeurs, trois scrutateurs, trois infirmarii pour recueillir les votes des malades, et trois réviseurs.
Durant les votes, les cardinaux seuls restent dans la Sixtine. Là est leur privilège, là aussi leur solitude devant Dieu et devant les hommes. « Extra omnes ! » Aussitôt après la distribution des bulletins et avant que les électeurs commencent à écrire, le secrétaire du Sacré Collège, Mgr Monterisi, le maître des célébrations liturgiques, Mgr Marini, et les cérémoniaires quittent la chapelle, et le cardinal Nicora ferme la porte. Il la rouvrira et la refermera chaque fois que nécessaire – par exemple si les infirmarii sortent et reviennent pour les votes de cardinaux malades.

D'une écriture non reconnaissable

Chaque électeur inscrit alors clairement, mais pas toujours sans tremblement, «d’une écriture autant que possible non reconnaissable» (UDG 65), le nom de celui qu’il élit : un homme auquel il songe depuis longtemps peut-être pour guider l’Église, ou bien une figure qu’il a vu émerger au fil des rencontres et des débats, depuis deux semaines de rencontres et de réflexions quotidiennes. Puis il se lève, selon l’ordre de préséance. Il tient son bulletin plié, levé de sorte qu’il puisse être vu de tous. Devant lui, l’autel de la chapelle. Sur cet autel – modeste au regard des immenses fresques, mais dont une tradition veut que seul le pape puisse y célébrer la messe –, est posé un grand calice faisant office d’urne, couvert d’une patène. L’un et l’autre viennent d’être réalisés pour la circonstance. Deux scrutateurs sont là pour veiller au bon déroulement des opérations.
Arrivé à l’autel, chaque cardinal prononce alors, à haute et intelligible voix, un nouveau serment : « Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu. » Il dépose alors son bulletin sur la patène, puis, au moyen de celle-ci, la fait glisser dans le calice. Ayant ainsi rempli sa tâche, il s’incline vers l’autel et regagne sa place.
Peut-être un électeur, parmi ceux présents dans la chapelle, ne peut-il se rendre à l’autel à cause de sa santé ? Il prête alors serment de sa place, puis remet son bulletin plié au troisième scrutateur, qui le porte ostensiblement à l’autel, le dépose sur la patène et, de là, dans l’urne. Si des électeurs malades sont restés dans leurs chambres, les trois infirmarii se rendent auprès d’eux à la Maison Sainte-Marthe avec les bulletins vierges nécessaires et une boîte, munie d’une fente et fermée à clé par les scrutateurs après avoir fait constater par les autres électeurs qu’elle était vide ; si un malade ne peut pas écrire, un des infirmarii (ou un autre électeur désigné par le malade), après avoir prêté serment de garder le secret, fait le nécessaire à sa place ; de retour à la Sixtine, ces bulletins seront comptés et glissés à leur tour dans l’urne.
Avec près de 120 votants et un tel cérémonial, chaque tour de scrutin dure un bon moment. Du coup, nombre de cardinaux occupent le temps en priant le bréviaire ou en lisant : c’est ainsi qu’un archevêque de Cracovie s’était fait reprocher par un voisin de lire des revues de philosophie marxiste durant les votes. C’était en septembre 1978. «J’ai ma conscience pour moi», avait répondu sereinement le cardinal Wojtyla…

Dans la Sixtine, chacun suspend ses occupations

Ça y est. Tous les électeurs ont voté. Le premier scrutateur agite l’urne plusieurs fois, pour mélanger les bulletins. Aussitôt après, le dernier scrutateur en fait le compte, prenant ostensiblement, un à un, chaque bulletin dans le calice et le dépose dans un vase vide. Si le nombre des bulletins diffère de celui des électeurs, on les brûle tous et on effectue sur-le-champ un deuxième vote. Sinon, on procède au dépouillement.
Dans la Sixtine, alors, chacun suspend ses occupations, sinon son souffle. Les scrutateurs sont assis à une table devant l’autel. Le premier prend un bulletin, le déplie et regarde le nom de l’élu. Puis il le donne au deuxième scrutateur qui, lisant à son tour le nom inscrit, passe le bulletin au troisième : celui-là le lit à haute et intelligible voix, pour que tous les électeurs puissent noter le suffrage sur la feuille qu’on leur a remise à cet effet. Une fois le dépouillement achevé, les scrutateurs font la somme des voix obtenues par les divers noms et les notent sur une feuille séparée. Le dernier des scrutateurs, au fur et à mesure qu’il lit les bulletins, les perfore avec une aiguille munie d’un fil à l’endroit où se trouve le mot « Eligo », et enfile ainsi les bulletins. À la fin de la lecture des noms, les extrémités du fil sont nouées, et tous les bulletins ainsi réunis placés dans un vase ou sur le coin de la table.
Les jeux sont faits. Jean-Paul II, confirmant les règles en vigueur, a établi que, « pour la validité de l’élection du Pontife romain, sont requis les deux tiers des suffrages de la totalité des électeurs présents » (UDG 62). Si le nombre des votants n’est pas divisible par trois, un suffrage supplémentaire est requis. Les scrutateurs – et avec eux, on s’en doute, tous les présents – font le total des votes obtenus par chacun. La loi est d’une simplicité biblique : « Si personne n’a atteint les deux tiers des suffrages à ce scrutin, le pape n’a pas été élu ; au contraire, si quelqu’un a recueilli les deux tiers des voix, il y a élection canoniquement valide du Pontife romain » (UDG 70). Dans les deux cas, les réviseurs doivent contrôler les bulletins de vote, ainsi que les relevés des suffrages établis par les scrutateurs pour en vérifier l’exactitude.

Fumée blanche dès que l'élection est acquise

Et la fameuse fumée ? Elle arrive, une fois cette vérification faite. Car, avant que les électeurs quittent la Sixtine, tous les bulletins de vote doivent être brûlés (de même que toutes les notes personnelles prises par les cardinaux concernant le résultat de chaque scrutin) par les scrutateurs, avec l’aide du secrétaire du Sacré Collège et des cérémoniaires, rappelés entre-temps à cet effet. D’où la présence, insolite en ce lieu, d’un vieux poêle installé depuis deux semaines au fond de la chapelle, contre le mur de gauche. Et l’utilisation d’artifices pour signifier au monde extérieur le résultat, selon le code bien connu : fumée noire (par adjonction de paille humide ou de fumigènes) pour un scrutin sans élection, fumée blanche (assurée par fumigène) dès que l’élection est acquise. Si toutefois on doit procéder immédiatement à un deuxième scrutin, les bulletins du premier sont brûlés seulement à la fin, en même temps que les suivants.
Car on peut voter souvent, durant un conclave ! Selon la constitution édictée par Jean-Paul II, « si l’élection n’a pas abouti au premier tour du scrutin, il devra y avoir deux votes, le matin et l’après-midi, en débutant toujours les opérations de vote à l’heure déjà fixée antérieurement dans les congrégations préparatoires ou durant la période de l’élection » (UDG 63). Cela fait quatre votes possibles par jour, deux le matin après la célébration de l’eucharistie et deux l’après-midi après les prières prévues par l’Ordo du conclave. Après un premier scrutin de demi-journée sans élection, les électeurs ne prêtent pas serment à nouveau, ni n’élisent de nouveaux scrutateurs, infirmarii et réviseurs.
Une majorité qualifiée des deux tiers n’est pas si aisée à obtenir, et il peut arriver que l’élection prenne plusieurs jours. Si, au bout de trois jours, les électeurs ont du mal à s’accorder sur la personne à élire, les scrutins sont suspendus (pendant un jour au maximum) : la prière, une libre discussion, mais aussi une brève exhortation spirituelle par le cardinal chilien Jorge Medina Estevez, premier dans l’ordre des diacres («protodiacre»). Si, après encore sept scrutins, l’élection n’est toujours pas intervenue, on fait une autre interruption du même type, l’exhortation étant confiée alors à l’Américain William Wakefield Baum, premier dans l’ordre des cardinaux-prêtres («protopresbytre»). Et si une troisième série de sept scrutins reste elle aussi sans résultat, on fait une nouvelle pause, on prie, on discute, et cette fois c’est le doyen en personne qui exhorte le collège dont il est le premier dans l’ordre dit «des évêques».

Majorité absolue des suffrages

Les efforts du cardinal Ratzinger resteraient-ils sans effet au bout de sept tours supplémentaires ? En ce cas, les cardinaux sont invités par le camerlingue à s’exprimer sur la manière de procéder, et l’on fera ce que la majorité aura décidé pour parvenir à une élection valide : soit à la majorité absolue des suffrages (et non plus des deux tiers), soit par un scrutin sur les deux seuls noms qui ont obtenu le plus grand nombre de voix au scrutin précédent, étant là aussi requise la seule majorité absolue. En ce cas, l’élection est mathématiquement assurée. Il ne restera plus au camerlingue qu’à rédiger un compte rendu, approuvé par ses trois cardinaux assistants, indiquant le résultat des votes intervenus au cours de chaque session. Ce document sera remis au nouveau pape puis conservé dans le dépôt d’archives approprié, dans une enveloppe scellée.
«Habemus papam», alors ? Pas encore ! L’élection ayant eu lieu dans les formes requises, le cardinal Nicora fait revenir dans la Sixtine Mgr Monterisi et Mgr Marini. C’est alors que le doyen, au nom de tout le collège des électeurs, interroge l’élu : « Acceptes-tu ton élection canonique comme Souverain Pontife ? »
Un refus de l’élu est possible. Mais il entendra sans doute les mots de Jean-Paul II qui lui-même, il y a plus de vingt-six ans, semble avoir eu un instant de recul en la même circonstance : «Je prie celui qui sera élu de ne pas se dérober à la charge à laquelle il est appelé, par crainte de son poids, mais de se soumettre humblement au dessein de la volonté divine. Car Dieu qui lui impose la charge le soutient par sa main, pour que l’élu ne soit pas incapable de la porter ; Dieu qui donne cette lourde charge est aussi celui qui l’aide à l’accomplir, et celui qui confère la dignité, donne la force, afin que l’élu ne succombe pas sous le poids de la mission» (UDG 86).
Aussitôt que le cardinal Ratzinger a reçu le consentement, il demande à l’élu : «De quel nom veux-tu être appelé ? – Je m’appellerai N…» Le maître des célébrations liturgiques, faisant fonction de notaire et ayant comme témoins deux cérémoniaires appelés à ce moment-là, rédige le procès-verbal de l’acceptation du nouveau Pontife et du nom qu’il a choisi – avec une totale liberté par rapport à ceux de ses prédécesseurs. Ayant accepté, l’élu devient immédiatement «évêque de l’Église de Rome, vrai pape et chef du collège épiscopal. Il acquiert de facto et il peut exercer le pouvoir plein et suprême sur l’Église universelle» (UDG 88).
Le droit canonique demande seulement qu'un candidat, pour être élu, soit prêtre
À condition qu’il soit déjà évêque ! Car point n’est besoin d’être cardinal, ni même d’avoir reçu l’ordre épiscopal, pour accéder à la charge pontificale. Le droit canonique demande seulement qu’un candidat, pour être élu, soit prêtre : s’il n’est pas évêque au moment du conclave, il est ordonné sur-le-champ par le doyen du Sacré Collège (canon 331). Encore faut-il qu’il parvienne jusqu’à la Sixtine ! C’est, si un tel cas doit se produire, la tâche du substitut de la secrétairerie d’État de faire en sorte que l’élu rejoigne Rome (s’il n’y est déjà) et le Palais apostolique, « en évitant absolument les médias, qui pourraient violer le secret du conclave », s’empresse de préciser l’Ordo ! On le comprend : imaginez que l’élu, arrivé face au Jugement dernier, se prenne à refuser…
Il a dit oui ! Alors la fumée blanche peut s’envoler du toit de la Sixtine avec les bulletins qui ont porté un nouveau successeur sur le siège de Pierre. Et, pour que nul n’en doute, on a décidé cette fois de confirmer à l’oreille ce que l’œil extérieur au conclave croit découvrir dans le ciel : les cloches de Saint-Pierre se mettent à sonner pour dire à Rome et au monde, urbi et orbi, qu’un nouveau pape leur est donné !
Mais nul, hors de l’enceinte du conclave, ne sait encore qui c’est. Car là-haut, dans une petite pièce de 9 m2 attenante à la chapelle, un homme pleure. L’usage veut qu’en cette « chambre des larmes » le nouveau pape puisse pendant un instant, accompagné seulement du camerlingue et du maître des célébrations liturgiques, laisser libre cours à son émotion, face à l’immensité de la mission qu’il vient – pur acte de foi – d’accepter.
Il ne pense pas à tout ce qui l’attend. Dans la Sixtine d’abord. Il y revient, revêtu de la soutane blanche qui l’identifie (trois modèles l’attendaient, en fonction de son gabarit). Sa calotte blanche lui a été remise par le secrétaire du Sacré Collège, à qui il a donné en retour sa calotte pourpre : selon l’usage, Mgr Monterisi devrait ainsi faire partie des premiers cardinaux que le nouveau pape créera. Sont arrivés désormais Mgr Leonardo Sandri, le substitut, et Mgr Giovanni Lajolo, secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États, ainsi que Mgr Harvey, préfet de la Maison pontificale, et toute autre personne qui a à traiter avec le nouveau Pontife de questions à ce moment-là nécessaires.

Dehors le peuple attend

On rend grâce à Dieu, et le protodiacre proclame l’évangile de la confession de foi de Pierre, à qui le Christ répond en lui confiant les clés du Royaume des cieux (Mt 16, 13-19). Alors, dos à l’autel, portant désormais sur l’Église le regard même du Christ figuré derrière lui, il voit les cardinaux qui viennent de l’élire s’avancer pour lui rendre hommage et faire acte d’obéissance. Au terme, l’évêque élu de Rome entonne le Te Deum.
Dehors, le peuple attend. Fumée blanche et sonnerie des cloches se sont élevées depuis un bon moment déjà, et le temps de tout ce rituel de conclusion du conclave commence à lui peser. La foule est de plus en plus excitée de curiosité, certains se hasardent à parier sur l’identité du successeur de Jean-Paul II, voire sur le nom qu’il a choisi de porter…
C’est le moment. À la loggia des Bénédictions de la basilique, à l’endroit même d’où le conclave avait commencé son éprouvante marche, apparaît le cardinal Medina Estevez. C’est à lui, le premier des cardinaux-diacres, qu’il revient de lancer l’annonce au peuple en attente, dans la formule à la fois la plus rituelle et la plus absolument nouvelle :

« Annuntio vobis gaudium magnum !
Habemus papam :
Eminentissimum ac Reverendissimum Dominum,
Dominum N…,
Sanctae Romanae Ecclesiae cardinalem N…,
qui sibi nomen imposuit N… »

(« Je vous annonce une grande joie !
Nous avons un pape :
l’éminentissime et révérendissime Monseigneur,
Monseigneur… (prénom),
cardinal de la sainte Église Romaine (nom),
qui a choisi pour nom…)

C’est le moment, pour le cardinal chilien, de s’effacer. Derrière lui, précédé de la croix, apparaît le nouveau «serviteur des serviteurs de Dieu», selon le plus beau des nombreux titres de l’évêque de Rome. C’est l’heure, pour lui, de la première bénédiction urbi et orbi.

Michel KUBLER

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REPERES
LES CLES DU CONCLAVE

À lire

Constitution apostolique Universi dominici gregis de Jean-Paul II « sur la vacance du siège apostolique et l’élection du Pontife romain », 22 février 1996 (texte intégral paru dans La Documentation catholique, n° 2134, du 17 mars 1996 (également disponible sur www.la-Croix.com et sur www.vatican.va).
Ordo rituum conclavis (Cité du Vatican, 2000).
Le Conclave. Les clés de l’élection du Pape, d’Alberto Melloni (Salvator, 245 p., 18 €).
Dictionnaire historique de la papauté, sous la direction de Philippe Levillain (Fayard 1994, 1 776 p.)
Triptyque romain, de Jean-Paul II (Cana/Cerf 2003, 52 p., 9 €).
Le Pape, de Paul Poupard (PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1878).

Les trois « ordres » du Sacré Collège

-Le mot « cardinal » vient du latin cardo (pivot). Il désignait à l’origine tous les clercs – prêtres et diacres – collaborateurs de l’évêque de Rome, et qui procédaient donc à son élection, selon une antique tradition. Aujourd’hui encore, pour marquer ce lien particulier avec l’évêque de Rome, les cardinaux sont officiellement titulaires soit d’une paroisse de Rome (on parle de cardinaux prêtres ), d’une diaconie (cardinaux diacres ) ou, pour les plus importants, de l’un des six diocèses de la banlieue de Rome, dits « suburbicaires » (on parle de cardinaux évêques, bien que les cardinaux soient en général tous évêques). C’est l’origine des trois « ordres » de cardinaux. Chaque membre du Sacré Collège figure dans l’un d’eux, dans l’ordre d’ancienneté de leur élévation à la pourpre.
-Le Sacré Collège est présidé par le doyen, élu par et parmi les six cardinaux évêques, avec la validation du pape : l’Allemand Joseph Ratzinger a succédé en décembre 2002 dans cette charge au Béninois Bernardin Gantin, qui passait alors les 80 ans. Les quatre autres cardinaux évêques actuels sont les Italiens Angelo Sodano (vice-doyen) et Giovanni Battista Re, le Français Roger Etchegaray et le Colombien Alfonso Lopez Trujillo.
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