Trop catholique pour un pape
Le Temps.ch
Bernard Guetta
Samedi 2 avril 2005
On ne voulait pas entendre. Même quand ce pape, il y a trois ans, retournait en Pologne pour le dire, on ne voulait pas entendre qu'il aura été l'un des premiers et des plus constants critiques du triomphe libéral, de ce laisser-faire qui écrase les plus faibles et menace les cohésions sociales.
La page soviétique n'était pas tournée, sa première bataille était à peine gagnée, que Jean Paul II martelait que l'homme n'est pas fait pour l'économie mais l'économie pour l'homme, que le triomphe du capitalisme ne devait pas faire oublier l'impératif social, que l'Eglise défendait et défendrait la solidarité, son enseignement, contre la seule loi du profit.
Sept mois avant la fin de l'URSS, il le proclamait par une encyclique. Ce pape qui avait fait tanguer le communisme bien avant qu'il ne sombre appelait les catholiques à rejeter le modèle américain. Cela aurait dû faire sensation, susciter le débat, mais Centesimus annus ne fit pas de gros titres, malgré toutes les homélies qui l'ont suivie, sur tous les continents.
Même lancé de Cracovie en 2002, de la ville même où il avait, en 1979, rassemblé cette Pologne qui allait bientôt donner le signal de l'effondrement soviétique, le propos n'avait pas été reçu.
C'est tout juste si l'on avait mentionné sa condamnation, dès l'arrivée de son ancien évêché, de la «bruyante propagande du libéralisme», d'un «système qui aspire, disait-il, à gouverner le monde avec une conception matérialiste de l'homme». «Il n'y a pas, avait-il lancé, d'avenir positif à construire sur l'appauvrissement de l'homme, l'injustice et la souffrance» mais les libéraux s'étaient bien gardés de relever le gant et la gauche de saluer cette convergence.
Ce pape gênait.
Il gênait d'autant plus que, d'un même souffle, avec autant de force et d'entêtement, il pourfendait aussi les manipulations génétiques, l'euthanasie, le divorce, l'avortement, le recul de la famille, la prétention de l'homme à se faire Dieu.
Ça ne faisait pas moderne.
Ça ne l'était pas. Cela faisait même tellement archaïque que Jean Paul II hérissait autant les progressistes qu'il faisait peur aux libéraux. Dès l'écroulement du mur de Berlin, on avait, donc, préféré l'enterrer avec le communisme mais son interrogation sur les nouvelles frontières de la science n'était pas seulement légitime. Elle était aussi nécessaire, tout comme son rigorisme aurait appelé une autre réaction que la dérision.
Si désuets qu'aient pu paraître son intransigeance sur la sexualité et son évident effroi de la chair, si excessive qu'ait été cette bataille pontificale, il n'en est en effet pas moins vrai que la fin des tabous et la libération sexuelle ont encore à inventer leur morale, à concilier liberté individuelle et responsabilité commune.
Pas plus que l'époque, Jean Paul II n'aura su trouver les mots pour le dire. Sans doute ne le pouvait-il pas car il sera resté un homme d'interdits, car la foi demeurait, pour lui, une soumission à Dieu, pas une tension vers l'achèvement individuel et social; mais plutôt que de rejeter les questions qu'il lui a posées, la liberté devrait se soucier d'y répondre.
Il y faudra du temps, ce siècle au moins, et comment ne pas s'incliner devant ce Polonais sorti, tout en muscles, du silence de l'Europe communiste pour lancer au monde son: «N'ayez pas peur!»; devant ce pape qui était revenu chez lui sous l'état de guerre pour citer la Bible à sa descente d'avion: «J'étais en prison et vous m'avez visité...»; devant ce pourfendeur de la dictature de l'argent et cet avocat des laissés-pour-compte; devant cet homme de courage et de convictions?
Les catholiques ne l'aimaient guère. Ce père leur posait trop de problèmes. Mais un athée, étranger à la foi de Jean Paul II et, plus encore, à sa morale sexuelle, peut le dire: il fut un grand homme, l'un des plus grands du siècle passé.
© Le Temps, 2005 . Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Bernard Guetta
Samedi 2 avril 2005
On ne voulait pas entendre. Même quand ce pape, il y a trois ans, retournait en Pologne pour le dire, on ne voulait pas entendre qu'il aura été l'un des premiers et des plus constants critiques du triomphe libéral, de ce laisser-faire qui écrase les plus faibles et menace les cohésions sociales.
La page soviétique n'était pas tournée, sa première bataille était à peine gagnée, que Jean Paul II martelait que l'homme n'est pas fait pour l'économie mais l'économie pour l'homme, que le triomphe du capitalisme ne devait pas faire oublier l'impératif social, que l'Eglise défendait et défendrait la solidarité, son enseignement, contre la seule loi du profit.
Sept mois avant la fin de l'URSS, il le proclamait par une encyclique. Ce pape qui avait fait tanguer le communisme bien avant qu'il ne sombre appelait les catholiques à rejeter le modèle américain. Cela aurait dû faire sensation, susciter le débat, mais Centesimus annus ne fit pas de gros titres, malgré toutes les homélies qui l'ont suivie, sur tous les continents.
Même lancé de Cracovie en 2002, de la ville même où il avait, en 1979, rassemblé cette Pologne qui allait bientôt donner le signal de l'effondrement soviétique, le propos n'avait pas été reçu.
C'est tout juste si l'on avait mentionné sa condamnation, dès l'arrivée de son ancien évêché, de la «bruyante propagande du libéralisme», d'un «système qui aspire, disait-il, à gouverner le monde avec une conception matérialiste de l'homme». «Il n'y a pas, avait-il lancé, d'avenir positif à construire sur l'appauvrissement de l'homme, l'injustice et la souffrance» mais les libéraux s'étaient bien gardés de relever le gant et la gauche de saluer cette convergence.
Ce pape gênait.
Il gênait d'autant plus que, d'un même souffle, avec autant de force et d'entêtement, il pourfendait aussi les manipulations génétiques, l'euthanasie, le divorce, l'avortement, le recul de la famille, la prétention de l'homme à se faire Dieu.
Ça ne faisait pas moderne.
Ça ne l'était pas. Cela faisait même tellement archaïque que Jean Paul II hérissait autant les progressistes qu'il faisait peur aux libéraux. Dès l'écroulement du mur de Berlin, on avait, donc, préféré l'enterrer avec le communisme mais son interrogation sur les nouvelles frontières de la science n'était pas seulement légitime. Elle était aussi nécessaire, tout comme son rigorisme aurait appelé une autre réaction que la dérision.
Si désuets qu'aient pu paraître son intransigeance sur la sexualité et son évident effroi de la chair, si excessive qu'ait été cette bataille pontificale, il n'en est en effet pas moins vrai que la fin des tabous et la libération sexuelle ont encore à inventer leur morale, à concilier liberté individuelle et responsabilité commune.
Pas plus que l'époque, Jean Paul II n'aura su trouver les mots pour le dire. Sans doute ne le pouvait-il pas car il sera resté un homme d'interdits, car la foi demeurait, pour lui, une soumission à Dieu, pas une tension vers l'achèvement individuel et social; mais plutôt que de rejeter les questions qu'il lui a posées, la liberté devrait se soucier d'y répondre.
Il y faudra du temps, ce siècle au moins, et comment ne pas s'incliner devant ce Polonais sorti, tout en muscles, du silence de l'Europe communiste pour lancer au monde son: «N'ayez pas peur!»; devant ce pape qui était revenu chez lui sous l'état de guerre pour citer la Bible à sa descente d'avion: «J'étais en prison et vous m'avez visité...»; devant ce pourfendeur de la dictature de l'argent et cet avocat des laissés-pour-compte; devant cet homme de courage et de convictions?
Les catholiques ne l'aimaient guère. Ce père leur posait trop de problèmes. Mais un athée, étranger à la foi de Jean Paul II et, plus encore, à sa morale sexuelle, peut le dire: il fut un grand homme, l'un des plus grands du siècle passé.
© Le Temps, 2005 . Droits de reproduction et de diffusion réservés.
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