6.29.2005

Une jeunesse du IIIe Reich

Grand Angle

Joseph Ratzinger avait 12 ans en 1939. Comme ceux de sa génération, le futur pape, inscrit au séminaire à Traunstein, en Bavière, fut membre des Jeunesses hitlériennes. Nulle trace de révolte, ni à l'époque, ni après, lorsqu'il évoquera ces années sombres. Enquête.

Par Odile BENYAHIA-KOUIDER
mercredi 29 juin 2005


Traunstein, Ratisbonne (Allemagne) envoyée spéciale

Les rues de Traunstein sont étonnamment dépouillées. Aucun signe papal à l'horizon. Pas de poster géant, ni de tee-shirt à l'effigie de Benoît XVI, alias cardinal Joseph Ratzinger, comme on en trouve dans les villes de pèlerinage. Pas de «gelée papale» ou de « bière Ratzinger» comme à Marktl am Inn, la ville natale du souverain pontife. Pourtant, de toutes les communes bavaroises où Ratzinger a passé son enfance, Traunstein est la plus emblématique. C'est dans cette petite ville de Haute-Bavière, située à trente kilomètres de Salzbourg (Autriche), qu'il a fait ses débuts au séminaire. C'est là qu'il a vécu la guerre. Et c'est là aussi qu'il est entré aux Jeunesses hitlériennes.
Soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Vatican a élu un pape allemand. La presse britannique l'a aussitôt qualifié de «Panzer Papa», «Gottes Rottweiler» (le rottweiler de Dieu), et de «Kraut», c'est-à-dire «chou», légume que les Anglais associent à Hitler. Benoît XVI, un nazi ? De fait, comme tous les enfants de sa génération, le futur pape a été enrôlé dans le mouvement de jeunesse fondé par Hitler en 1922. Dans deux de ses ouvrages, le Sel de la terre et Ma Vie : souvenirs, celui qui n'était alors que le cardinal Ratzinger a évoqué son appartenance aux «HJ» (Hitler Jugend). Mais l'engagement ne fut pas volontaire, et à Traunstein, historiens, archivistes, prêtres, amis d'enfance, jugent l'accusation «absurde».

Un père très catholique et antinazi

Né le 16 avril 1927 par un samedi saint glacial, Joseph Ratzinger junior est le troisième et dernier enfant de Maria et Joseph Ratzinger. Quand Adolf Hitler, originaire du village autrichien tout proche de Braunau am Inn, arrive au pouvoir en 1933, les frères Ratzinger - Georg, également prêtre, qui dirigera pendant trente ans les choeurs de la cathédrale de Ratisbonne, et Joseph - ont 8 et 5 ans. Dans cette famille très religieuse, la politique païenne du Führer passe mal. Le père lit Der gerade Weg, un journal antinazi, rempli de caricatures de Hitler, écrit le cardinal Ratzinger dans le Sel de la terre. Quasiment en fin de carrière - il est gendarme -, Joseph Ratzinger senior aurait, selon ses fils, très mal vécu la montée en puissance du NSDAP (le parti nazi), et se serait mis en congé maladie pour éviter de mettre sa famille en danger. A l'abri de sa maison au crépi rose, au pied de la cathédrale de Ratisbonne, Georg Ratzinger, 81 ans, se rappelle aujourd'hui que leur père «avait réussi à acheter une petite radio pour écouter les informations libres diffusées depuis Katowice et Londres».
«Le nazisme allait contre les convictions de catholique très pratiquant de Joseph Ratzinger, confirme Fritz Haselbeck, archiviste de la commune de Traunstein. Non seulement il allait à la messe en semaine mais il y allait aussi trois fois le dimanche. Ce qui même dans la très catholique Bavière était un régime sévère.» Du côté maternel, pas de prêtres. Mais le grand-père a oeuvré à la construction d'une église à Rimsting, sur le lac bavarois de Chiemsee. Du côté paternel, la généalogie regorge d'ecclésiastiques. Le plus célèbre étant Georg Ratzinger, grand-oncle du pape, député du Parlement régional de Bavière et du Reichstag qui, au XIXe siècle, a défendu les droits des paysans bavarois et s'est battu contre le travail des enfants. Chez les Ratzinger, on ne compte ni communiste, ni résistant, ni prêtres réfractaires à l'ordre nazi au point d'être expédié à Dachau.

Deux hauts faits à Traunstein

Dans son dernier film, le Neuvième Jour, Volker Schlöndorff a montré ce que certains de ces prêtres allemands avaient enduré. Traunstein a vécu l'un de ces épisodes traumatiques. En 1934, Josef Stelzle, le curé de la paroisse, fut arrêté pour avoir refusé de faire le salut hitlérien et avoir osé contrer les idées nazies en prêchant l'égalité des hommes devant le Christ. En signe de protestation, les habitants décrochèrent le battant de l'église Saint-Oswald pour empêcher les cloches de sonner. Le curé put revenir, mais pas officier. L'autre épisode glorieux de la ville se situe en 1941, quand les femmes de Traunstein manifestèrent parce que le NSDAP voulait retirer toutes les croix des écoles.
Car, si dans les grandes villes de Bavière, comme Munich, le mouvement national-socialiste a séduit d'emblée une partie du prolétariat touché par le chômage, les paysans et propriétaires terriens de la Haute-Bavière ont eu une attitude plus mitigée, alors même que Hitler avait installé son nid d'aigle à Berchtesgaden, à 60 km au sud de Traunstein. «Au début des années 20, ils ont vu en Hitler un conservateur nationaliste anti-SPD, anti-KPD (communistes, ndlr) et antiprussien, explique l'historien local Gerd Evers. Mais ensuite ils ont été rebutés par ses valeurs antichrétiennes, de sorte qu'aux élections législatives du 5 mars 1933, le NSDAP n'a pas obtenu la majorité absolue à Traunstein.» Le parti de Hitler a recueilli 31,3 % des voix contre 46 % au niveau national, devancé par le Parti populaire bavarois (BVP), ancêtre de la CSU.

«Jeunesse hitlérienne obligatoire»

En 1939, Joseph Ratzinger a 12 ans. Il est décidé qu'il ira au séminaire, avec son frère aîné. Levés à 5 heures, les séminaristes vont à la messe, puis à l'étude, avant de petit-déjeuner et d'entamer leur journée à l'école communale avec les autres enfants de Traunstein. Le 25 mars de cette même année, l'Etat nazi promulgue une loi obligeant tous les enfants de 10 à 18 ans à rentrer dans les Jeunesses hitlériennes sous peine d'emprisonnement pour les parents récalcitrants. Le séminaire de Traunstein, qui jusque-là avait refusé d'envoyer ses ouailles servir le régime, obtempère. Les élèves qui se destinent à passer le baccalauréat sont très surveillés. «Les HJ étaient l'une des six branches du NSDAP», explique l'historien Michael Buddrus, qui a consacré une volumineuse étude au sujet (1). «L'objectif était de former les esprits dès l'enfance pour construire un Etat totalement SS, car les nazis savaient qu'ils ne pouvaient pas emporter l'adhésion totale chez les plus âgés.»
La première génération de HJ, celle qui s'était engagée volontairement à partir de 1933 et formait des cadres pour les SA et les SS, était qualifiée de Stamm HJ, c'est-à-dire les «Jeunesses hitlériennes de souche». Tandis que la Pflicht HJ, la Jeunesse hitlérienne obligatoire - celle de Joseph Ratzinger - comprenait tous ceux qui ne s'étaient pas encore inscrits. Ces derniers n'étaient pas obligés de se faire confectionner un uniforme car leur «service» était beaucoup plus limité que celui des «vraies» Jeunesses hitlériennes. «On leur demandait juste d'aider à ramasser du bois dans la forêt, ou autre tâche subalterne», raconte Herbert Kaiser, 76 ans, qui a connu le pape dans la cour de récréation. «Ils ne participaient pas aux parades, aux marches hebdomadaires, ils n'avaient pas de cours de formation dans les secteurs de la marine, de l'aviation ou de l'information.» Il ne s'agissait pas de se mettre à dos la population, mais au contraire de la convaincre des bienfaits de l'idéologie nazie. «D'abord il y avait un appel interminable, se souvient Georg Ratzinger. Puis nous marchions pendant des heures dans la forêt, par rangées de trois, en chantant des chansons nazies. Ensuite nous revenions en ville, et c'était fini.»

Pas de traces de révolte enfantine

Dans ses écrits, le pape dit être entré dans les HJ en 1941, à l'âge de 14 ans. Au terme de la loi, il aurait déjà dû être membre des Jungvolk. Mais le groupe des «10-14 ans» n'avait pas d'appel, de sorte que les contrôles étaient plus lâches. A partir de 14 ans, en revanche, la formation, qui comprenait aussi des cours sur les races, devenait plus intensive. Selon le dernier chiffre disponible, les HJ comprenaient en mai 1939 8,7 millions de jeunes Allemands, soit 85,1 % de la population de 10 à 18 ans. Parmi les 15% restants se trouvaient les non-inscrits, les apprentis dispensés en raison de leurs horaires de travail, ceux qui se faisaient porter malade, et ceux que le Reich n'estimait pas assez forts. «Dans les grandes villes, on pouvait peut-être passer entre les gouttes, estime Alfred Staller, 75 ans. Mais à Traunstein, tout le monde se connaissait. Et l'organisation était assez souple.» Le cardinal Ratzinger raconte que son professeur de maths, qui était pourtant nazi, lui a conseillé d'y aller une fois ou deux, pour être tranquille. En 1943, le séminaire a été transformé en hôpital militaire, et le futur pape n'a plus remis un pied aux HJ.
Sur ses sentiments, sur ses pensées, Joseph Ratzinger n'a pas écrit grand-chose. Aucune mention du sort fait aux Juifs. Pas de trace de révolte enfantine ou de nausée comme celle décrite par l'écrivain autrichien Thomas Bernhard (qui a passé lui aussi son enfance à Traunstein) dans son roman autobiographique Un enfant. Le garçon de 9 ans poussé par sa famille à entrer en 1939 dans les Jungvolk marquait son opposition en n'exécutant pas correctement le salut nazi, ce qui lui valait des châtiments corporels. Considérés comme très réservés et très fermés sur leur famille, les frères Ratzinger, d'après leurs camarades de l'époque, avaient adopté une attitude en public «neutre». De sorte que ni eux, ni leur famille n'ont jamais été inquiétés.
En 1943, comme tous les élèves de sa classe, Joseph Ratzinger a été incorporé d'office comme auxiliaire de la DCA (défense antiaérienne) à Munich. En septembre 1944, il entre dans la Wehrmacht sous les ordres de la légion autrichienne qu'il qualifie dans ses écrits de «vieux nazis» et d'«idéologues fanatiques qui [les] tyrannisaient fortement». Un jour, ils le sortirent de son lit pour lui demander de se porter volontaire pour entrer dans les SS. Après avoir expliqué qu'il voulait devenir prêtre, il dit avoir été «congédié à coups d'insultes et de moqueries (...) mais ces insultes avaient bon goût, car elles nous libéraient de la menace de nous porter soi-disant volontaires et de toutes les conséquences que cela impliquait.» Ce sont ses seuls commentaires critiques sur la période nazie.
Profitant du chaos qui règne dans les troupes à l'approche des Alliés, Joseph Ratzinger, 18 ans, quitte l'armée et rentre chez lui début mai 1945. Identifié comme soldat, les Américains l'internent dans un camp avant de le libérer le 19 juin 1945. Egalement fait prisonnier, son frère Georg revient un mois plus tard. Les frères Ratzinger n'étaient certainement pas des nazis. Mais, comme les millions d'Allemands nés avant 1930, ils ont servi le IIIe Reich.

(1) Michael Buddrus, Totale Erziehung für den Krieg. Hitlerjugend und nationalsozialistische Jugendpolitik, Munich, K.G. Saur Verlag, 2003.

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