Ping-pong entre Pékin et le Vatican
Analyse
par Henri Tincq
LE MONDE | 26.06.06 | 14h04 • Mis à jour le 26.06.06 | 14h05
Comment dix millions de catholiques pourraient-ils faire trembler la Chine ? Que pèse un nain politique comme le Vatican face au pays continent le plus peuplé au monde et commercialement le plus conquérant ?
Ces questions resurgissent avec la polémique récurrente sur les nominations d'évêques qui, à l'échelle des défis politiques de la Chine et spirituels du christianisme, paraît dérisoire, mais n'en est pas moins typique d'un affrontement de géants. D'un côté, un régime communiste qui veut améliorer sa vitrine internationale, sans céder un pouce de sa suprématie idéologique ; de l'autre, une puissance spirituelle, pour laquelle la liberté de religion est la "mère" de toutes les libertés. Pour l'Eglise, la liberté de nomination des évêques est une garantie d'indépendance face aux pressions politiques. Ses rapports avec les monarchies absolues et les régimes totalitaires ont toujours été guidés par ce principe.
On avait cru à une embellie il y a un an. Pékin avait un peu sourcillé sur la présence à Rome du président de Taïwan - qui a des relations diplomatiques avec le Vatican - aux funérailles de Jean Paul II. Des échanges de politesses avaient suivi l'élection de Benoît XVI en avril 2005. En mars, la promotion comme cardinal de l'évêque d'Hongkong, Mgr Joseph Zen, opposant notoire, n'avait suscité qu'une mise en garde. On se mettait à parler d'une "normalisation", d'autant plus plausible qu'en un an, quatre ordinations d'évêques de l'Eglise dite "officielle" ont eu lieu à Shanghaï, Xian, Wanxian et Suzhou avec l'accord des deux parties. Désignés "démocratiquement" - par la courroie de transmission appelée Association patriotique des catholiques -, ces évêques avaient obtenu du pape son consentement.
Depuis, Pékin a fait machine arrière. Deux autres évêques ont été ordonnés fin avril à Kunming (Yunnan) et dans l'Anhui, sans l'accord préalable de Rome. Un troisième a été promu à Fujian dans les mêmes conditions. Des mesures unilatérales qui rappellent les humiliations d'autrefois et renforcent le camp des ennemis du dialogue, au Vatican et chez les millions de chrétiens chinois qui pratiquent clandestinement leur foi et restent persécutés.
Le pape a fait connaître son "profond déplaisir", avant de brandir la menace de sanction suprême : l'excommunication des évêques ainsi consacrés. Faut-il y voir la fin des espoirs de rétablissement des relations, que les plus optimistes annonçaient pour 2008, l'année des Jeux olympiques de la Chine, un rendez-vous qui exige des progrès pour les libertés et les droits de l'homme ? Le chaud et le froid continuent de souffler. Le 19 juin, le cardinal Zen faisait savoir depuis Hongkong que des "négociations" avaient repris.
Le Vatican est devenu expert dans cette diplomatie du ping-pong avec la Chine. Une menace d'excommunication avait été proférée en juin 2000, après cinq ordinations "illégitimes", mais elle n'avait pas été suivie d'effet. Cette fois encore, Rome entend garder la porte ouverte à une reconnaissance qui soulagerait les croyants locaux, rétablirait l'unité des Eglises et aurait une portée symbolique considérable sur la scène internationale. Les diplomates du pape ne ménagent pas leurs efforts pour renouer le contact et "trouver des solutions qui satisfassent les exigences légitimes des deux parties". Mais le handicap principal demeure : l'Eglise, telle qu'elle existe dans son fonctionnement hiérarchique, ne peut pas se couler dans le cadre de la politique religieuse définie par le gouvernement chinois.
Pékin ne bouge pas d'un pouce quant à ses préalables avant une éventuelle "normalisation" : primo, la rupture du Vatican avec Taïwan, où la nonciature en Chine s'était réfugiée dès 1951, deux ans après la victoire de la République populaire ; secundo, le renoncement, selon la langue de bois locale, à "toute ingérence de l'Eglise dans les affaires intérieures chinoises".
Le premier obstacle n'en est plus un depuis que le Vatican se dit prêt à transférer, du jour au lendemain, sa nonciature à Pékin. Quitte à donner le sentiment de sacrifier 300 000 catholiques taïwanais qui pèsent moins que les millions de chrétiens du continent. Mgr Joseph Cheng, archevêque de Taïpeh, doit régulièrement rassurer ses fidèles : "Nous ne pouvons pas nous montrer égoïstes et demander au pape de ne se soucier que de Taïwan."
LES NOMINATIONS D'ÉVÊQUES
Le deuxième préalable nous ramène à la querelle sur les nominations d'évêques. La Chine n'ignore pas la relation privilégiée de tous les catholiques avec le pape, mais l'article 36 de la Constitution interdit aux religions toute forme de soumission à une puissance étrangère. Pékin n'entend pas céder au Vatican le contrôle des nominations des cadres catholiques, alors même que les diocèses vacants sont de plus en plus nombreux - 45 sur une centaine -, que les évêques sont coupés des générations de jeunes croyants qui, prêtres, religieux ou laïcs, sont mieux formés qu'hier, aux Etats-Unis, en Europe, où les universités et les séminaires leur ouvrent les portes. Ils supportent de plus en plus mal leur embrigadement dans une Association patriotique des catholiques, à la botte du pouvoir, et les restrictions à la liberté de culte, de débat et d'étude.
Après trois décennies d'arrestations arbitraires, de cruelles condamnations, de destructions de lieux de culte qui avaient suivi la prise de pouvoir maoïste en 1949, la contrainte a été desserrée, à partir de 1978, avec les réformes de l'ère Deng Xiaoping. Mais la direction communiste s'inquiète aujourd'hui du dynamisme religieux qui traverse toute la Chine, dans les milieux populaires et intellectuels, notamment du rayonnement des Eglises évangéliques ou catholiques.
Cinq confessions - le bouddhisme, l'islam, le taoïsme, le protestantisme et le catholicisme - ont officiellement droit de cité. Mais les Eglises qui refusent d'être enrégimentées dans des associations officielles et célèbrent des "cultes domestiques" - à l'abri des contrôles policiers - restent poursuivies. Les bouddhistes tibétains vivent une longue persécution et le mouvement Falungong, inspiré des gymnastiques du souffle et de la dévotion populaire bouddhiste, fait l'objet d'une surveillance continue.
Le bras de fer avec Benoît XVI, qui a fait du rapprochement avec la Chine une de ses priorités, est suivi avec intérêt à Washington, où le président Hu Jintao s'est récemment entendu rappeler par George Bush le prix accordé par les Etats-Unis à la liberté religieuse. Mais plus le pays s'ouvre aux réformes économiques et inonde les marchés mondiaux, plus le parti resserre son monopole idéologique sur la société.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 27.06.06
par Henri Tincq
LE MONDE | 26.06.06 | 14h04 • Mis à jour le 26.06.06 | 14h05
Comment dix millions de catholiques pourraient-ils faire trembler la Chine ? Que pèse un nain politique comme le Vatican face au pays continent le plus peuplé au monde et commercialement le plus conquérant ?
Ces questions resurgissent avec la polémique récurrente sur les nominations d'évêques qui, à l'échelle des défis politiques de la Chine et spirituels du christianisme, paraît dérisoire, mais n'en est pas moins typique d'un affrontement de géants. D'un côté, un régime communiste qui veut améliorer sa vitrine internationale, sans céder un pouce de sa suprématie idéologique ; de l'autre, une puissance spirituelle, pour laquelle la liberté de religion est la "mère" de toutes les libertés. Pour l'Eglise, la liberté de nomination des évêques est une garantie d'indépendance face aux pressions politiques. Ses rapports avec les monarchies absolues et les régimes totalitaires ont toujours été guidés par ce principe.
On avait cru à une embellie il y a un an. Pékin avait un peu sourcillé sur la présence à Rome du président de Taïwan - qui a des relations diplomatiques avec le Vatican - aux funérailles de Jean Paul II. Des échanges de politesses avaient suivi l'élection de Benoît XVI en avril 2005. En mars, la promotion comme cardinal de l'évêque d'Hongkong, Mgr Joseph Zen, opposant notoire, n'avait suscité qu'une mise en garde. On se mettait à parler d'une "normalisation", d'autant plus plausible qu'en un an, quatre ordinations d'évêques de l'Eglise dite "officielle" ont eu lieu à Shanghaï, Xian, Wanxian et Suzhou avec l'accord des deux parties. Désignés "démocratiquement" - par la courroie de transmission appelée Association patriotique des catholiques -, ces évêques avaient obtenu du pape son consentement.
Depuis, Pékin a fait machine arrière. Deux autres évêques ont été ordonnés fin avril à Kunming (Yunnan) et dans l'Anhui, sans l'accord préalable de Rome. Un troisième a été promu à Fujian dans les mêmes conditions. Des mesures unilatérales qui rappellent les humiliations d'autrefois et renforcent le camp des ennemis du dialogue, au Vatican et chez les millions de chrétiens chinois qui pratiquent clandestinement leur foi et restent persécutés.
Le pape a fait connaître son "profond déplaisir", avant de brandir la menace de sanction suprême : l'excommunication des évêques ainsi consacrés. Faut-il y voir la fin des espoirs de rétablissement des relations, que les plus optimistes annonçaient pour 2008, l'année des Jeux olympiques de la Chine, un rendez-vous qui exige des progrès pour les libertés et les droits de l'homme ? Le chaud et le froid continuent de souffler. Le 19 juin, le cardinal Zen faisait savoir depuis Hongkong que des "négociations" avaient repris.
Le Vatican est devenu expert dans cette diplomatie du ping-pong avec la Chine. Une menace d'excommunication avait été proférée en juin 2000, après cinq ordinations "illégitimes", mais elle n'avait pas été suivie d'effet. Cette fois encore, Rome entend garder la porte ouverte à une reconnaissance qui soulagerait les croyants locaux, rétablirait l'unité des Eglises et aurait une portée symbolique considérable sur la scène internationale. Les diplomates du pape ne ménagent pas leurs efforts pour renouer le contact et "trouver des solutions qui satisfassent les exigences légitimes des deux parties". Mais le handicap principal demeure : l'Eglise, telle qu'elle existe dans son fonctionnement hiérarchique, ne peut pas se couler dans le cadre de la politique religieuse définie par le gouvernement chinois.
Pékin ne bouge pas d'un pouce quant à ses préalables avant une éventuelle "normalisation" : primo, la rupture du Vatican avec Taïwan, où la nonciature en Chine s'était réfugiée dès 1951, deux ans après la victoire de la République populaire ; secundo, le renoncement, selon la langue de bois locale, à "toute ingérence de l'Eglise dans les affaires intérieures chinoises".
Le premier obstacle n'en est plus un depuis que le Vatican se dit prêt à transférer, du jour au lendemain, sa nonciature à Pékin. Quitte à donner le sentiment de sacrifier 300 000 catholiques taïwanais qui pèsent moins que les millions de chrétiens du continent. Mgr Joseph Cheng, archevêque de Taïpeh, doit régulièrement rassurer ses fidèles : "Nous ne pouvons pas nous montrer égoïstes et demander au pape de ne se soucier que de Taïwan."
LES NOMINATIONS D'ÉVÊQUES
Le deuxième préalable nous ramène à la querelle sur les nominations d'évêques. La Chine n'ignore pas la relation privilégiée de tous les catholiques avec le pape, mais l'article 36 de la Constitution interdit aux religions toute forme de soumission à une puissance étrangère. Pékin n'entend pas céder au Vatican le contrôle des nominations des cadres catholiques, alors même que les diocèses vacants sont de plus en plus nombreux - 45 sur une centaine -, que les évêques sont coupés des générations de jeunes croyants qui, prêtres, religieux ou laïcs, sont mieux formés qu'hier, aux Etats-Unis, en Europe, où les universités et les séminaires leur ouvrent les portes. Ils supportent de plus en plus mal leur embrigadement dans une Association patriotique des catholiques, à la botte du pouvoir, et les restrictions à la liberté de culte, de débat et d'étude.
Après trois décennies d'arrestations arbitraires, de cruelles condamnations, de destructions de lieux de culte qui avaient suivi la prise de pouvoir maoïste en 1949, la contrainte a été desserrée, à partir de 1978, avec les réformes de l'ère Deng Xiaoping. Mais la direction communiste s'inquiète aujourd'hui du dynamisme religieux qui traverse toute la Chine, dans les milieux populaires et intellectuels, notamment du rayonnement des Eglises évangéliques ou catholiques.
Cinq confessions - le bouddhisme, l'islam, le taoïsme, le protestantisme et le catholicisme - ont officiellement droit de cité. Mais les Eglises qui refusent d'être enrégimentées dans des associations officielles et célèbrent des "cultes domestiques" - à l'abri des contrôles policiers - restent poursuivies. Les bouddhistes tibétains vivent une longue persécution et le mouvement Falungong, inspiré des gymnastiques du souffle et de la dévotion populaire bouddhiste, fait l'objet d'une surveillance continue.
Le bras de fer avec Benoît XVI, qui a fait du rapprochement avec la Chine une de ses priorités, est suivi avec intérêt à Washington, où le président Hu Jintao s'est récemment entendu rappeler par George Bush le prix accordé par les Etats-Unis à la liberté religieuse. Mais plus le pays s'ouvre aux réformes économiques et inonde les marchés mondiaux, plus le parti resserre son monopole idéologique sur la société.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 27.06.06
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