4.11.2005

Les cinq défis lancés au Pape de demain

LE MONDE | 11.04.05 | 11h56  •  Mis à jour le 11.04.05 | 14h12

1. DÉCENTRALISER LE POUVOIR ROMAIN

Quel style le nouveau pape devra-t-il donner au gouvernement de l'Eglise ? Encouragera-t-il le retour à un exercice plus modeste de la papauté ? Ou confirmera-t-il cet élan, salué par la planète entière dans la figure de Jean Paul II, vers une papauté universelle, c'est-à-dire une extension toujours plus grande du pouvoir pontifical, une autorité et une visibilité toujours plus marquées de l'Eglise catholique ?
Sous Jean Paul II, l'hypertrophie du pouvoir romain n'a pas permis aux contre-pouvoirs institués par le concile Vatican II (1962-1965), qui voulait accorder plus de poids et d'autonomie aux Eglises locales, de donner toute leur mesure. Les conditions modernes de l'exercice du pouvoir pontifical, l'omniprésence des médias, le charisme propre à ce pape polonais qui, devenu "curé du monde", a court-circuité toutes les médiations, son sens aigu de la primauté de Rome, la conception missionnaire de son ministère et son rêve d'un ordre éthique universel ont bouleversé le schéma conciliaire. Ces données ont contribué à un exercice du pouvoir romain plus personnalisé et plus centralisé que jamais.
Faut-il continuer ou rompre avec ce système de papauté universelle, fondé sur la primauté et l'"infaillibilité" de l'évêque de Rome, arc-bouté sur un gouvernement central - la Curie - éloigné des réalités locales, relayé dans chaque pays par des nonces et des évêques nommés comme des préfets et unifié autour d'un magistère normatif ? Une partie de la réponse dépend de la place qui sera faite à la Curie.
Certes, elle n'est plus cette bureaucratie, souvent décriée, d'hommes aveugles à toute évolution, préoccupés de leur carrière, crispés devant toute contestation ou tout changement. Les réformes de Paul VI et de Jean Paul II en ont fait un instrument adapté au service de l'Eglise dans les conditions du monde moderne. Mais la priorité donnée par Jean Paul II à ses longs voyages pastoraux, la fréquence de ses accidents de santé, sa conception de l'autorité ont conduit la Curie à étendre le champ de ses interventions, à bloquer des questions délicates, à accaparer des pouvoirs, contre l'esprit de collégialité que le concile avait voulu réorienter au bénéfice des Eglises locales.
Toute réforme visant à redonner du poids aux Eglises locales passe par une plus grande autonomie dans la procédure de nomination de leurs évêques. Il y a eu trop d'erreurs de "casting" ou d'aiguillage, trop d'abus de pouvoir des nonces, trop de pressions par les filières ou réseaux bien en cour à Rome pour que cette question ne soit pas traitée par le futur pape.
Les nominations ont été utilisées comme des pressions sur les Eglises locales. La plupart des groupes catholiques contestataires, comme les pétitionnaires de Wir sind Kirche (Nous sommes aussi l'Eglise), en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas et en France, réclament un droit de contrôle local avant toute nomination, plus contraignant que le simple avis consultatif donné aujourd'hui aux nonces par les conférences épiscopales.
De même, le fonctionnement des synodes d'évêques à Rome n'est-il plus que la caricature de ce qui avait été souhaité dans l'élan réformateur de Vatican II. Sans doute le concile n'avait-il pas voulu en faire une assemblée parlementaire avec des pouvoirs propres, mais le synode devait représenter la voix des Eglises locales. Or il est resté une chambre d'enregistrement, où le choix du thème n'est jamais débattu, où les propositions des délégués restent confidentielles. De même un élan nouveau a-t-il été donné aux synodes locaux (diocésains) dans lesquels monte l'exigence d'une information mieux distribuée, d'une libre délibération, etc. Mais les voeux des synodes locaux sont souvent laissés sans suite.
L'Eglise n'a jamais prétendu être une démocratie. Elle n'a sans doute pas à conformer son mode de fonctionnement sur les modèles politiques de la société civile. Mais son administration centralisée, son système pyramidal, paraît de plus en plus en décalage avec la pratique des Etats modernes et des sociétés libérales, où croissent les requêtes d'autonomie, de responsabilité, de délibération et de participation.
Le successeur de Jean Paul II sera-t-il sensible aux demandes qui visent à la décentralisation du système d'autorité catholique ? Celle-ci passe par une limitation du champ de compétences de la Curie romaine, par de plus larges délégations aux conférences nationales d'évêques, par une réforme de la procédure des nominations, par une nouvelle pratique des synodes locaux et épiscopaux. Indépendante de contraintes politiques qui ont disparu et des oppositions conservatrices, l'Eglise paraît aujourd'hui plus libre qu'elle ne l'a jamais été pour réfléchir aux conditions de sa mission, de son développement, de sa réforme institutionnelle, de son adaptation aux cultures et aux besoins des hommes du XXIe siècle. Le nouveau pape saura-t-il tirer profit d'une telle conjoncture ?


2 COMBLER LE DIVORCE AVEC LA SOCIÉTÉ MODERNE

Le divorce s'est aggravé entre l'Eglise catholique et la société moderne. Les malentendus ont été multiples entre Jean Paul II, homme de foi robuste et de tradition, et une opinion rétive aux rappels à l'ordre et à la discipline. On a assisté à une triple dérive : des pratiques religieuses régulières, de la fidélité aux dogmes, de la soumission aux normes morales. Prenons un pays comme la France : de 40 % de taux de pratique de la messe dominicale après la guerre, on est passé aujourd'hui à 10 %. Et si les baptêmes d'adultes (catéchumènes) sont en augmentation (3 000 par an), le nombre des baptisés a globalement chuté, de 90 %, dans les années 1950, à 60 %. Moins des deux tiers des Français se déclarent aujourd'hui catholiques, contre 81 % au début du pontificat de Jean Paul II.
Après avoir soulevé des torrents de critiques, les prises de position du pape et du Vatican contre la pilule, le préservatif, la cohabitation extraconjugale, l'IVG ou la procréation médicalement assistée ont éloigné de l'Eglise des générations entières de couples, de jeunes, soulevé l'étonnement de milieux médicaux et scientifiques. Sur des questions comme la contraception, le divorce, voire l'avortement, la désobéissance des fidèles par rapport aux positions de leur Eglise confine même à l'insoumission. Aux Etats-Unis, un sondage de 1993 - juste avant une visite de Jean Paul II à Denver - montrait qu'une majorité de catholiques n'excluaient plus l'avortement dans des cas extrêmes.
A cette indiscipline s'ajoute un scepticisme croissant par rapport aux vérités traditionnelles de la foi enseignées par l'Eglise. Les enquêtes montrent que des dogmes comme la Résurrection ou la définition de Jésus-Christ comme "Fils de Dieu" ne vont plus de soi, même chez les fidèles. Le sens de la Révélation est en cause. La foi et l'acte moral ne se fondent plus sur des dogmes ou des normes imposées par une autorité extérieure, une loi divine ou naturelle, mais sur une liberté de conscience toujours davantage revendiquée et qui juge au coup par coup. Instruite des leçons d'une histoire pour laquelle Jean Paul II a si souvent demandé pardon, l'Eglise a cessé de prétendre au monopole de la vérité. Mais le défi premier qui va se poser à son successeur est bien cette sécularisation massive, ce changement d'univers religieux qui s'exprime par la montée de l'individualisme, de l'indifférence et de ce "relativisme" qu'a si souvent dénoncé le cardinal Ratzinger.
Quelle est l'alternative ? L'Eglise pourra-t-elle tenir demain un langage différent, changer sa position, par exemple, sur quelques principes fondamentaux de sa morale familiale et sexuelle ? Peut-elle répondre à la demande de sens et de valeurs, si aiguë dans les jeunes générations, autrement que par la répétition d'interdits et la production de normes ? Ce sera la tâche du prochain pape de répondre à cette interrogation.
Des appels sont régulièrement lancés pour "adapter" le christianisme à la modernité. Vieille tentation, le risque étant de transformer la religion en éthique, le christianisme en humanisme. Le prochain pape ne devrait donc pas s'éloigner des positions suivantes : la première, c'est la reconnaissance, sans arrière-pensée ni nostalgie, du pluralisme des options religieuses et éthiques ; la deuxième, c'est le refus de la privatisation de la foi et de la marginalisation de l'Eglise ; la troisième, c'est la possibilité laissée à cette Eglise de jouer son rôle de contestation des fondements de la culture, de la société et de l'éthique.
Sans contraindre. Car la foi chrétienne ne peut plus être pensée comme un système rigide, fermé, opposé à d'autres vérités concurrentes. Elle doit tenir compte que le fait catholique est minoritaire dans le monde. L'Eglise ne peut plus être considérée que comme le lieu de la foi accueillie, pratiquée, proposée à l'ensemble de la société, sans que cette proposition apparaisse comme l'expression d'une volonté hégémonique.

3 DÉVERROUILLER L'ACCÈS AUX MINISTÈRES ORDONNÉS

Une Eglise sans prêtres ? Les scénarios catastrophes des années 1960 sont en train de se réaliser dans des pays comme la France, l'Allemagne, le Benelux, etc. Même de vieux pays catholiques comme l'Italie ou l'Espagne sont touchés. Sans doute les Eglises du tiers-monde sont-elles plus riches en vocations, mais aussi plus fragiles.
La crise en France est trop connue pour qu'on s'apesantisse sur les chiffres : la France ordonnait environ 1 000 prêtres par an dans les années 1950. On en est autour de 110 depuis vingt ans. Le clergé comprenait 41 000 prêtres en 1960. Il n'en est plus qu'à la moitié - dont les deux tiers âgés de plus de 60 ans. L'intimidation qui pèse sur les jeunes croyants, l'obligation du célibat, les affaires de pédophilie n'expliquent pas seules cette pénurie de vocations. Il existe une crise d'identité du prêtre, du ministère ordonné, bien au-delà de la France. Tous les efforts faits pour former des laïcs (non-prêtres) et leur confier
des responsabilités dans l'Eglise butent sur cette réalité : des besoins spirituels et sacramentels ne peuvent plus être remplis. Les assemblées sans prêtres, les funérailles de laïcs s'étendent. L'appel à des prêtres africains ou polonais n'est qu'un palliatif. La solution qui saute aux yeux est d'ordonner prêtres ou diacres des laïcs d'expérience, hommes ou femmes, célibataires ou mariés, appelés par l'évêque ou choisis par leur communauté.
Le prochain pape sera confronté à ce scénario, tant il trotte depuis longtemps dans la tête de nombre d'évêques eux-mêmes. Cette hypothèse, qui divise depuis longtemps l'Eglise, aurait pour premier mérite de dépasser les frustrations venues d'une frontière de plus en plus flottante entre le ministère ordonné de l'évêque et du prêtre - qui préside l'eucharistie, donne l'absolution, célèbre les baptêmes et les mariages -, celui du diacre permanent - qui peut prêcher, baptiser, marier, mais non célébrer l'eucharistie -, et celui des laïcs non ordonnés, affectés seulement à des tâches de services, de préparation et d'accompagnement.

Rien ne permet de prévoir, dans un avenir proche, un changement de la règle, mais la question de l'accès de laïcs, même mariés, au ministère ordonné n'est-elle pas l'une de ces querelles byzantines dans lesquelles le christianisme, depuis toujours, épuise ses énergies ? Elle n'avait pas été traitée pour elle-même lors du concile Vatican II qui, au début des années 1960, n'avait pas mesuré le puits sans fond qu'est devenue la crise du clergé.
Il en va autrement aujourd'hui. L'enjeu n'est ni plus ni moins que la présence et le rayonnement de l'Eglise dans les dix ans à venir, son maillage institutionnel, l'animation de ses communautés, la réponse aux demandes sacramentelles, la disponibilité de ses forces restantes, en un mot l'avenir de l'évangélisation, c'est-à-dire l'essentiel de sa mission. La fin de la règle du célibat ne serait pas la panacée. Mais cette loi écarte du ministère nombre de jeunes catholiques qui ne peuvent pas l'accepter et aimeraient qu'au moins le choix soit laissé, avant l'ordination sacerdotale, entre le célibat et le mariage. Le célibat consacré rend le prêtre totalement disponible à Dieu et à son ministère. Mais que l'Eglise en fasse un article de foi, alors qu'il n'en est au plus qu'une discipline, variable dans le temps et dans l'espace, n'est plus compris de l'homme d'aujourd'hui.
C'est au début du Ve siècle, en raison de la suprématie du corps monastique, que le statut du prêtre, alors marié, a commencé à être encadré, mais des hommes mariés ont continué à être ordonnés prêtres et évêques jusqu'au XIIe siècle. C'est le concile de Latran (1123-1139) qui a déclaré invalides les mariages contractés par les diacres et les prêtres après leur ordination. Dans toutes les Eglises d'Orient, y compris celles qui sont sous la juridiction de Rome, des prêtres sont aussi mariés (l'ordination ne pouvant être que postérieure au mariage). Les Eglises latines ont également accueilli des prêtres orientaux mariés, des ministres luthériens et prêtres anglicans convertis au catholicisme et également mariés.
Le déverrouillage de l'accès au ministère ordonné, au bénéfice éventuellement d'un homme marié, sera sans doute l'une des premières questions que le prochain pape aura à arbitrer. Une solution intermédiaire pourrait être l'élargissement des attributions du diacre et l'accès du diaconat aux femmes, ce qui ne serait qu'un retour aux premiers temps de l'Eglise. Les diacres sont en France au nombre de 1 325, contre 11 en 1970. On ordonne désormais, chaque année, plus de diacres permanents que de prêtres. Le concile Vatican II a restauré le diaconat permanent d'hommes éventuellement mariés. Depuis, le compteur est bloqué. La raison en est simple : si on élargit les attributions du diacre marié, le ministère du prêtre célibataire peinera à faire la preuve de sa pertinence.
En revanche, la question de l'ordination sacerdotale des femmes est hors de tout débat au sommet de l'Eglise catholique. Non seulement parce que Jean Paul II l'a formellement interdite (Ordinatio sacerdotalis, 1994), mais aussi parce que, à la différence de l'ordination des hommes mariés, celle des femmes relève non de la discipline ecclésiastique, mais de la tradition et du dogme. Le prêtre célèbre l'eucharistie "in personna Christi" et ne peut être qu'un homme.

4 RELANCER LE DIALOGUE AVEC LES ÉGLISES SÉPARÉES

Sur le terrain de l'oecuménisme - c'est-à-dire du rapprochement entre les Eglises séparées - Jean Paul II a payé de sa personne. De Constantinople (1979) à Canterbury (1982), de Genève (1984) à Uppsala (1989), il a inlassablement prêché l'unité avec l'orthodoxie, l'anglicanisme et les confessions issues de la Réforme protestante. Il s'est dit convaincu que, si le deuxième millénaire avait été celui de la division, le troisième devrait être celui de l'"examen de conscience" et du "pardon".
Mais la tâche est restée largement inachevée. Le long pontificat de Jean Paul II a été celui du réveil de conflits historiques et doctrinaux, qui n'a pas provoqué un retour aux polémiques d'hier mais a bloqué beaucoup des nouvelles avancées. Après la chute du communisme, ont ressurgi entre catholiques et orthodoxes des conflits de frontières et de juridictions dont on avait oublié jusqu'à l'existence. En Ukraine ou en Roumanie, des communautés orthodoxes et gréco-catholiques (rattachées à Rome, mais restées de rite byzantin) en sont venues aux mains pour la propriété d'églises qui appartenaient aux gréco-catholiques (uniates) avant leur élimination par Staline.
A ce procès de l'uniatisme, s'est ajouté celui du prosélytisme, également intenté par les Eglises orthodoxes aux communautés catholiques et à des groupes baptistes qui ont investi des pays sortis du communisme sans égard pour leur tradition orthodoxe millénaire. Le réveil des nationalismes politico-religieux à l'est de l'Europe et dans les Balkans a avivé aussi les rancoeurs mutuelles. Cette accumulation de griefs a rouvert la brèche entre catholiques et orthodoxes, rallumé des haines fratricides, dont le meilleur exemple fut le veto mis par l'Eglise orthodoxe de Russie et son patriarche Alexis II à toute visite de Jean Paul II à Moscou.
Sans doute le dialogue a-t-il progressé avec les Eglises luthériennes qui, en 1998, ont ratifié un accord avec le Vatican sur la "justification par la foi" et ainsi gommé l'un des principaux désaccords historiques issus de Luther. Mais, avec les anglicans, il a subi des hauts et des bas, surtout depuis que l'Eglise d'Angleterre, Eglise mère de la Communion anglicane, a décidé, en novembre 1992, l'ordination de femmes-prêtres. De sèches mises au point ont suivi de Rome, regrettant cet écart par rapport à la tradition chrétienne.
Plus largement, les Eglises protestantes ont eu le sentiment, sous le pontificat de Jean Paul II, que, forte de son poids d'histoire, de son système centralisé, de sa prétention à l'autorité universelle, l'Eglise romaine avait tendance à s'éloigner de Vatican II qui, au contraire, avait mis l'accent sur des attitudes plus proches du protestantisme : autorité des Eglises locales, gouvernement plus collégial, accueil des requêtes d'autonomie de la conscience.
Comment le prochain pape pourra-t-il relancer le dialogue oecuménique ? A quelles conditions sera-t-il possible de restaurer le climat de confiance des années 1960, en dehors de la naïveté qui consistait à croire que toutes les difficultés pourraient être réglées, dans le dialogue entre théologiens, par des actes de contrition et baisers de paix fusionnels ? Jean Paul II a indiqué une marche à suivre, qu'il n'a guère eu le temps d'explorer, mais qui aura eu le mérite de déblayer le terrain. Cette démarche est née prise de conscience de l'"obstacle" que représente, sur la route de l'unité, la question de la primauté universelle de l'évêque de Rome, c'est-à-dire du pape. Il a proposé une réflexion commune des partenaires oecuméniques sur l'exercice de cette primauté universelle.
On sait quel impact une telle initiative pourrait avoir au plan du gouvernement interne de l'Eglise. Elle aurait aussi du retentissement dans la relation avec les autres Eglises pour la recherche d'un modèle de "communion". Ce modèle doit-il être fondé sur l'évêque de Rome (le pape), comme le veut la tradition catholique, ou privilégier une "ecclésiologie de communion", comme le veulent les orthodoxes, pour qui la notion de juridiction universelle n'existe pas et qui ne pourront jamais accepter une primauté de pouvoir d'une Eglise sur une autre ? L'évêque de Rome est-il prêt à n'accepter qu'une primauté d'honneur, un rôle de coordinateur ou d'intercesseur, sans les revendications de primauté mondiale ou d'infaillibilité personnelle que les autres confessions ne reconnaissent pas ?
C'est l'un des grands débats à venir, qui ne sera certainement pas réglé à l'horizon du nouveau pontificat, dût-il être long. Comment le pape pourrait-il renoncer, demain, à son magistère universel ? Qu'est-il capable de concéder, pour la cause supérieure de l'unité, comme limitation de l'exercice de son propre pouvoir ? Rome peut-elle accepter que soit rediscutée la structure de l'autorité catholique telle qu'elle a été élaborée au cours du deuxième millénaire jusqu'à Vatican I (1870) ? Parviendra-t-elle un jour à se définir autrement que comme un centre, les Eglises locales restant à la périphérie ? Et le pape, à limiter son rôle à celui d'un patriarche d'Occident, même premier parmi ses pairs ? C'est de la réponse à de telles questions que dépend la réunification des familles chrétiennes.


5 APPROFONDIR LA RENCONTRE AVEC LE JUDAÏSME ET L'ISLAM


Si l'horizon de la réunification des confessions chrétiennes sera pour le nouveau pape une urgence absolue, on voit mal le successeur de Jean Paul II ne pas continuer d'élargir l'espace du dialogue avec les religions monothéistes. Ce pape, qui fut l'initiateur de rassemblements sans précédent de tous les grands chefs religieux à Assise (Italie), a ouvert des voies de rencontre avec le judaïsme, l'islam, comme avec le bouddhisme. Il a donné des coups d'accélérateur décisifs à cet oecuménisme interreligieux que son successeur, malgré les haut-le-coeur des milieux traditionalistes, ne pourra que chercher à prolonger, voire amplifier.
L'"esprit d'Assise" dit qu'en cherchant la vérité des autres traditions, on approfondit la sienne. Jean Paul II a répété cette évidence à propos des juifs, "frères aînés" des chrétiens. Dans la rencontre avec le judaïsme, il a franchi des étapes irréversibles. Si on retient surtout les proclamations de "repentance", on se rappellera aussi la première visite de ce pape à la synagogue de Rome, la reconnaissance du lien de filiation historique et spirituelle entre le judaïsme et le christianisme, l'effort entrepris par Rome pour que l'Eglise retrouve ses racines juives, expurge ses textes de toute allusion antijuive. On se souviendra aussi de la reconnaissance de l'Etat d'Israël, après des années de tergiversations. Non seulement une paix de trente ans a pu s'établir entre judaïsme et christianisme depuis Vatican II, mais une page radicalement nouvelle de leurs relations s'est ouverte, sur laquelle il ne sera sans doute plus possible de revenir.
Mais la marge de progrès reste considérable. Contesté dans la communauté juive, le document du Vatican en date du 15 mars 1998 sur la Shoah a montré que l'Eglise était loin d'être au clair sur ses responsabilités passées, que le rôle du pape Pie XII en particulier, face à l'extermination, demeure sujet à controverses malgré la récente ouverture (partielle) des archives vaticanes.
Outre la mémoire blessée du génocide, d'autres questions demeurent. L'Eglise a-t-elle définitivement renoncé à la théorie de la "substitution", qui ignorait la vocation propre et l'identité d'Israël ? Dans des textes officiels, ne continue-t-elle pas de parler de l'Eglise comme d'un "Nouvel Israël" ? D'autres ambiguïtés restent sur le contenu de la Révélation dans chacune des deux traditions juive et chrétienne, sur la doctrine de la Terre promise - centrale pour le judaïsme qui l'identifie à Israël -, sur le messianisme, autant de sujets qui ne sont encore abordés que du bout des lèvres.
L'espace du dialogue est-il plus ouvert avec l'islam ? Sur lui pèsent d'autres menaces moins liées au passé qu'à un présent profondément dégradé par la dérive islamiste. Les attentats antichrétiens en Algérie, l'assassinat des moines de Tibéhirine ou de Mgr Claverie ont marqué les limites d'un dialogue avec l'islam qui, dans la tradition des orientalistes (Louis Massignon, Louis Gardet), s'était identifié à un échange sur des valeurs de tolérance et de civilisation.
Les crimes commis au nom d'un islam perverti, en Algérie, en Egypte, en Asie, jusqu'aux attentats du 11-Septembre, les discriminations persistantes visant les chrétiens minoritaires dans quelques pays musulmans (du Pakistan à l'Arabie saoudite) sont les signes d'une crise de civilisation qui menace des équilibres anciens des théologies islamique et chrétienne. Le camp du scepticisme se renforce.
Comment croire à un dialogue possible entre deux visions de l'homme, du monde et du salut apparemment aussi inconciliables ? La croyance des chrétiens en un Dieu qui s'incarne et se révèle dans une histoire est un scandale pour tout bon musulman.
Or, pour un chrétien, cette incarnation de Dieu en Jésus-Christ est l'événement majeur, celui qui justifie l'exercice de sa propre liberté, sa participation à la transformation du monde. Aucun dialogue sérieux avec l'islam ne sera possible sans la prise en compte de son environnement politique, ni cette connaissance rigoureuse de ce qui sépare les deux traditions.
La marge de manoeuvre a été définie par Jean Paul II, qui n'a rien ignoré de ces épreuves. Il faut, a-t-il souvent dit, encourager les leaders musulmans modérés, puis défendre des enjeux de civilisation, en soutenant la présence de minorités chrétiennes dans les pays d'islam. Il ne doit y avoir "ni capitulation ni irénisme ", écrivait-il dans l'encyclique Redemptoris missio de 1991, mais un témoignage réciproque, en vue de surmonter les préjugés, l'intolérance et les malentendus.
A moins de révisions déchirantes et peu probables, on doute que son successeur n'applique pas, à son tour, une telle marche à suivre dans une relation avec l'islam qui ressemble à une ligne de crête.
Article paru dans l'édition du 03.04.05
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