8.30.2005

Mourir avant l’offense

Rebonds

L’annonce de la distribution d’indulgences aux participants des JMJ aurait heurté le prieur de Taizé.

mardi 30 août 2005

Par Germain LATOUR avocat au barreau de Paris.

Une folle, une illuminée, une désespérée a porté la mort au coeur de la prière, et dans le dos de celui qui conviait depuis si longtemps, sans tapage, jeunes et moins jeunes à l’humilité de la foi. Le frère Roger, prieur de Taizé, est mort en plein office de trois coups de couteau qui lui ont été portés. Il n’a pu finir sa prière ni dire amen, ainsi soit-il. Ainsi il fut, ainsi il sera pour l’éternité de son souvenir et la tristesse de notre présent. Cette mort, imbécile entre toutes, nous a laissés sans voix, démunis et déchirés de part en part.
Ce pasteur — au sens littéral du terme, celui qui conduit —, dans la violence paisible de sa foi, dans la certitude fragile du don de soi, avait ouvert une route pour le cœur des hommes et des femmes vers cette fraternité fondamentale : celle d’aimer et de recevoir l’autre. Il a voulu être ce passeur de frontières, celui qui donne la main — celle qui efface les différences qui font injure à Dieu. Fondamentalement chrétien, protestant de culture, il ne se résolvait pas à ce que catholiques et protestants se tiennent de part et d’autre d’un même fleuve d’abondance, chacun attaché à sa rive comme s’il fallait donner un sens à une rivalité que Dieu ni Christ ne pouvaient ni justifier ni comprendre. Cette lucidité farouche de croyant, ce courage de pauvre et cette puissance de samaritain avaient fait de lui, durant plus de cinquante ans, plus qu’un symbole, un témoin. On a envie d’écrire, un apôtre. Des générations sont allées à Taizé, elles en sont revenues plus fortes et plus exigeantes, elles ont mis leurs pas dans ceux de celui qui cheminait pour ouvrir une route plus longue et plus belle. Sans fracas ni tambour, sans jeunisme ni médias, il était un homme de Dieu au milieu d’autres hommes.
On ne peut manquer d’être frappé par les circonstances de cette mort, et le temps où elle est venue s’inscrire. Frère Roger est mort la veille de l’ouverture des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), voulues par Rome cette année à Cologne, au pays de Luther. JMJ troublantes dans leur ordonnancement puisque nous avons appris deux faits d’importance. Le premier, d’apparence mineure, est hautement symbolique : le pape Benoît XVI (Allemand de naissance) se rendrait à la synagogue de la ville de Cologne, mais n’avait prévu aucune visite de temple évangélique dans la patrie de Luther. Au cas où ce symbole n’aurait pas été assez parlant, notamment pour les protestants (qui, en Allemagne, sont aussi nombreux que les catholiques), le Vatican a fait savoir, dès le 8 août, que le pape Benoît XVI accorderait des «indulgences spéciales» aux participants des JMJ de Cologne. Il était ajouté dans le même communiqué que des indulgences «partielles» seraient accordées à ceux qui ne pourraient se rendre à Cologne mais demanderaient à Dieu que les jeunes mûrissent «dans la foi et le respect pour leurs parents» et «s’engagent à vivre en conformité avec les saintes normes de l’Evangile et de l’Eglise». C’est la première fois qu’une telle initiative est prise lors de JMJ, et qu’une telle publicité officielle (décret signé du «grand pénitencier» du Vatican) entoure la renaissance d’une pratique détestable et aux fondements théologiques plus qu’incertains.
A ceux qui les ignoreraient, ou à ceux qui les auraient oubliés, il convient de rappeler deux détails de l’histoire religieuse. Les indulgences sont, ou étaient, «censées épargner au pécheur, après sa mort, les peines de l’enfer ou réduire son temps de purgatoire». Le Christ «remettait» les péchés au pécheur (en un mot, pardonnait), et il n’est pas à notre connaissance qu’il «émettait», en outre, des «bons à valoir» en enfer ou au purgatoire. Pas plus qu’il n’est à notre connaissance - de simple pécheur - que le Christ ait confié à Pierre un pouvoir d’indulgence au lieu de celui du pardon des péchés hinc et nunc (ici et maintenant). Comment, dès lors, un successeur lointain de Pierre a-t-il pu imaginer un «pardon différé» ou un pardon «à faire valoir» ultérieurement ? La question reste entière, et à ce jour sans réponse satisfaite ni satisfaisante. Voilà pour le premier détail.
Le second, qui lui est intimement lié et qui nous renvoie à l’actualité, est à la naissance même de la division entre catholiques et protestants. A la fin du Moyen Age, les indulgences, «ces bons à valoir du pardon» comparables en tout point à des bons du Trésor pour l’au-delà, étaient achetées par les fidèles fortunés contre paiement d’une somme d’argent. On ne méritait plus l’indulgence, on l’achetait purement et simplement. Les sommes ainsi «offertes», pour le «rachat» des fautes, ont atteint des montants très importants qui ont permis à différents papes d’entretenir «leurs» palais, et même de financer intégralement la construction et la décoration de la basilique Saint-Pierre de Rome... Michel-Ange était déjà à l’époque un peintre très coté et donc cher ! C’est ce trafic des indulgences, notamment, qui provoquera en 1517 la rupture du moine Martin Luther avec le pape Léon X. Le moine étant révolté que l’on puisse ainsi - littéralement - acheter son salut avec de l’argent.
Quelle est donc, et que cherche-t-elle, cette Eglise qui, en 2005, dans la patrie de Luther, vient «offrir» à la jeunesse mondiale qu’elle convoque des indulgences, comme Pif dans notre enfance nous offrait un gadget ? Pourquoi après avoir — difficilement — renoncé à la culture du mépris (formule forte et juste de Jules Isaac) à l’égard des juifs, fallait-il initier celle de l’affront à l’égard des protestants en «réinventant» les indulgences dans les terres de Martin Luther ? Vivre, comme l’a fait frère Roger de Taizé dans la patience de Dieu et l’humble impatience de son désir, méritait-il une telle méprise ou affront de Rome ? Vivre, comme le fit frère Roger, debout au milieu du doute et dans la tempête de l’espérance, vivre avec son prochain dans cette proximité qui invalide les différences, vivre parce que les jours vous poussent, c’était déjà beaucoup pour un homme. «Cependant l’être est un miracle plus surprenant que le non-être, c’est devant ceux qui vivent, si l’on y réfléchit, qu’il faudrait se découvrir et s’agenouiller comme devant un autel», écrivait Marguerite Yourcenar. Alors mourir à la veille de l’offense qui devait être consommée à Cologne, mourir néanmoins en prière dans la joie des jours qui devaient venir, ne peut que nous laisser en désarroi car frère Roger nous a confié tant à faire. Voilà pourquoi mourir avant l’offense était une grâce et tout à la fois un testament.

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