2.16.2005

Le pape de l'Eglise cathodique

Politiques

Par Alain DUHAMEL

LIBERATION, mercredi 16 février 2005

Jean Paul II, à peine sorti de la polyclinique Gemelli, a donc annoncé qu'il avait l'intention de poursuivre sa mission. Le vieux souverain pontife - 84 ans -, désormais impotent, incapable de faire un pas sans être soutenu et presque porté, la main tremblante, la voix mourante, la tête retombant tragiquement sur l'épaule comme s'il était en croix, n'envisage pas de démissionner et se refuse à tout renoncement. Il souffre le martyre, la maladie de Parkinson l'envahit depuis dix ans et ne lui laisse pas de répit, il porte les cicatrices et les séquelles du terrible attentat qui aurait eu raison de moins robuste que lui, il a subi plusieurs opérations moins anodines que ne le prétend le porte-parole du Vatican. La mort le frôle quotidiennement et, cependant, il persiste à vouloir occuper le trône de saint Pierre. Il luttera jusqu'au bout, il endurera le mal et chaque étape de son calvaire, mais il résistera jusqu'au moment ultime. Il pense agir ainsi pour le bien de l'Eglise catholique et oeuvrer du même coup pour son propre salut. Son courage et son stoïcisme impressionnent, même s'ils semblent inspirés par un mysticisme du Haut Moyen Age. Derrière cet exercice cruellement sacrificiel, comment ne pas discerner cependant un absolutisme monarchique et une déviation pathologique de l'exercice d'un pouvoir cathodique ?
Au sein du monde occidental, le Vatican est en effet aujourd'hui le dernier bastion d'un pouvoir absolu. Une fois élu, le souverain pontife règne sur son Eglise comme jadis les Habsbourg dominaient leur Empire. Certes, les sujets catholiques se montrent désormais plus rétifs que jadis les sujets impériaux. Il n'empêche : Jean Paul II gouverne souverainement ses clercs et son Eglise, qu'il représente toujours - mensongèrement, si l'on pense aux centaines de millions de protestants et d'orthodoxes - comme le seul coeur légitime de la chrétienté. Ses encycliques, souvent bien tournées et rarement progressistes, ont force de loi. Ses désirs sont des ordres, qu'il s'agisse des nominations, des béatifications (souvent abusives) et des canonisations qui prolifèrent. Face au communisme, Jean Paul II s'est montré intrépide et visionnaire. Contre le libéralisme triomphant, il a élevé des remparts impuissants. Aujourd'hui, conservant ses facultés intellectuelles mais incapable d'écrire ou de parler sans truchement, il a néanmoins choisi de demeurer le maître, inférieur en cela à Charles Quint choisissant de se retirer pour mourir dans le monastère de Yuste. En fait, en s'agrippant douloureusement, Jean Paul II rend un bien mauvais service à l'Eglise catholique.
Infirme et dépendant, il est, au vu et au su de tous, dans les mains de son entourage immédiat. A chacune de ses décisions, à chacun des textes qu'il signe, nul ne sait ce qui vient de lui ou ce qui relève de l'influence de son secrétaire particulier ou de ses deux ou trois conseillers intimes. En poursuivant au-delà du raisonnable, au-delà du vraisemblable, la comédie d'un pouvoir qui lui échappe inexorablement, le pape Wojtyla ouvre de lui-même l'un de ces interrègnes délétères comme on en a connu si souvent au crépuscule de la vie des souverains absolus. En sacrifiant sa fin de vie à sa vision mystique du trône de saint Pierre, Jean Paul II sacrifie du même coup les intérêts de l'Eglise dont il a la charge.
Il le fait de surcroît consciemment sous les lumières despotiques des projecteurs. Karol Wojtyla est en effet le premier pape cathodique. Son très long règne - il est dans sa vingt-septième année de pontificat - aura été marqué notamment par l'instrumentalisation de la télévision. Tout s'y prêtait : le catholicisme est la seule religion monothéique où le pouvoir spirituel est totalement personnalisé. Tout pape devient donc une star mondiale. Télévisions, radios, photographes lui font alors une place sans commune mesure avec celle des chefs de file des autres confessions. L'Eglise romaine, qui a toujours su jouer avec un professionnalisme exemplaire de l'image et du son - cérémonial, liturgie, processions, cantiques, vêtements sacerdotaux, vitraux, tableaux, calvaires et statues -, avait, depuis sa naissance même, une prédestination cathodique. Jean Paul II, avec son charisme exceptionnel, ses dons de comédien (il a été un amateur doué), le prestige qu'il a su acquérir, peut-être d'ailleurs plus comme homme d'Etat que comme souverain pontife, était incontestablement l'homme qu'il fallait pour tirer le meilleur parti de cette opportunité merveilleuse pour le catholicisme romain qui s'appelle la télévision. Celle-ci est cependant cruelle et n'aime rien davantage que détruire férocement les héros qu'elle a créés. La télévision a beaucoup fait pour donner un retentissement exceptionnel à la parole de Karol Wojtyla, à ses voyages et à ses prises de position. Elle l'a montré rayonnant et autoritaire, parfois archaïque et implacable. Maintenant, elle le traquera jour après jour et détaillera impitoyablement chaque défaillance, chaque régression, chaque symptôme du mal. Jean Paul II s'est condamné et a condamné avec lui ses fidèles à la souffrance et à l'agonie en direct. Il est douteux que cela revigore l'Eglise catholique.
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