4.06.2005

Jean Paul II, le saint restaurateur

POINT DE VUE

par Leonardo Boff
LE MONDE | 06.04.05 | 14h24  •  Mis à jour le 06.04.05 | 15h16

Le pontificat de Jean Paul II a été long et complexe. Nous ne lui rendrons justice que si nous le considérons dans son ensemble, en prenant en compte le large spectre des thèmes qui, depuis très longtemps, préoccupent l'Eglise.
Quelle a été la caractéristique fondamentale de ce pontificat ? Larestauration et le retour à la grande discipline. Ce qui définit Jean Paul II, ce n'est pas la réforme, mais la contre-réforme. Il a représenté la tentative d'arrêter le processus de modernisation qui a fait irruption dans l'Eglise à partir des années 1960 et qui intéres-sait tout le christianisme. Il a ainsi retardé la mise à jour que l'Eglise tentait de réaliser concernant deux problèmes graves qui la martyrisent depuis quatre siècles.
Le premier est lié à l'apparition d'autres Eglises, conséquence de la Réforme protestante du XVIe siècle, qui a brisé l'unité de l'Eglise catholique et romaine et l'a obligée à en tolérer d'autres, qu'elle voyait comme schismatiques et hérétiques. Le second découle de la modernité des Lumières, avec l'apparition de la raison, de la science et des techniques, des libertés civiles et de la démocratie. Cette nouvelle culture se présentait comme la rivale de la révélation, dont l'Eglise se considérait l'unique détentrice, et dénonçait la manière dont l'Eglise est institutionnellement organisée : une monarchie spirituelle absolue, en contradiction avec la démocratie et le respect des droits de l'homme.
A l'égard des Eglises évangéliques, la stratégie du Vatican visait à une reconversion qui permettrait de restaurer l'ancienne unité de l'Eglise sous l'autorité du pape. Quant à la société moderne, il s'agissait d'instaurer une critique et une condamnation de son projet d'émancipation et de sécularisation, dans la perspective de recréer l'unité culturelle sous l'égide des valeurs morales chrétiennes.
Les deux stratégies ont échoué. Les autres Eglises n'ont cessé de croître sur tous les continents. La société moderne, avec ses libertés, sa science et sa technologie, est devenue un modèle pour le monde entier. L'Eglise catholique s'est transformée en un bastion du conservatisme religieux et de l'autoritarisme politique.
Le pape Jean XXIII avait fait preuve de bon sens et d'audace en convoquant un Concile oecuménique pour affronter courageusement ces questions. Vatican II (1962-1965) s'était déroulé sous le signe de la compréhension et non plus de l'anathème, du dialogue et non plus de la condamnation. Il avait inauguré le dialogue oecuménique, qui présupposait l'acceptation d'autres Eglises. Face au monde moderne, il avait posé le principe d'une réconciliation avec les sphères du travail, de la science, des libertés et de la tolérance religieuse.
Mais il manquait un troisième ajustement : avec les pauvres, qui constituent la grande majorité de l'humanité. C'est le mérite de l'Eglise latino-américaine d'avoir rappelé qu'il n'existe pas seulement un monde moderne développé, mais aussi un sous-monde sous-développé, qui soulève une question difficile : comment annoncer Dieu comme le Père d'un monde de misère ? Annoncer Dieu comme notre Père n'a de sens que si nous sommes capables de tirer les pauvres de la misère, si nous transformons cette réalité de mal en bien.
C'est ce qu'ont fait les secteurs les plus dynamiques en Améri-que latine, animés par quelques prophètes comme Dom Helder Camara. La consigne était de choisir le parti des pauvres et de lutter contre la pauvreté. Ce virage a encouragé beaucoup de chrétiens à entrer dans les mouvements de libération sociale, et même dans des fronts armés, tandis que de nombreux évêques et cardinaux assumaient un rôle de premier plan dans le combat pour la défense des droits de l'homme, compris avant tout comme les droits des pauvres.
Jean Paul II a été élu pape alors que ce processus était en cours. Son pontificat s'est situé, dès le début, à contre-courant. Son origine polonaise et les cercles de la Curie romaine, marginalisés par Vatican II, ont certainement été des éléments déterminants du nouveau cours. A Rome, le nouveau pape a trouvé la bureaucratie vaticane, conservatrice par nature, qui pensait comme lui. Un bloc historique puissant pape-Curie s'est constitué, avec pour objectif d'imposer la restauration de l'ancienne identité et de l'ancienne discipline.
La personnalité de Jean Paul II a permis de réaliser ce projet de façon remarquable, grâce à sa figure charismatique, son extraordinaire rayonnement, son talent pour la dramatisation médiatique. Pour réaliser son dessein de restauration, il s'est doté d'instruments appropriés. Il a réécrit le droit canon de manière à encadrer toute la vie de l'Eglise. Il a fait publier le catéchisme universel et, grâce à lui, il a officialisé la pensée unique dans l'Eglise.
Il a enlevé son pouvoir de décision au synode des évêques en le soumettant totalement au pouvoir papal, de même qu'il a limité le pouvoir des conférences continentales des évêques, des conférences nationales épiscopales. Il a marginalisé le pouvoir de participation et de décision des laïcs, et nié la pleine citoyenneté des femmes au sein de la communauté de l'Eglise, en les reléguant à des fonctions secondaires, éloignées de l'autel et de la prédication.
Comme son principal conseil-ler, le cardinal Joseph Ratzinger, le pape professait une vision augustinienne de l'Histoire, où ne compte réellement que ce qui passe par la médiation de l'Eglise, porteuse d'un salut surnaturel. Selon cette vision, ce qui passe par la médiation des hommes et n'atteint pas les hauteurs divines est insuffisant au regard de Dieu.
Cette position l'a conduit à une incompréhension fondamentale de la théologie latino-américaine de la libération, laquelle affirme que la libération doit être l'oeuvre des pauvres eux-mêmes. En ce sens, l'Eglise est seulement une alliée qui renforce et légitime leur lutte. Pour le cardinal Ratzinger, cette libération, purement humaine, manque de transcendance surnaturelle.
Il importe de bien faire ressortir que le pape a eu une vision simpliste de ce type de théologie. Nous savons aujourd'hui qu'en se fondant sur des informations que la CIA lui prodiguait, concernant particulièrement l'influence des théologiens de la libération en Amérique centrale, il a vu en eux un cheval de Troie du marxisme, qu'il était obligé de dénoncer en raison de son expérience du communisme en Pologne.
Il s'est convaincu qu'en Amérique latine le danger était le marxisme, alors que le véritable danger a toujours été le capitalisme sauvage et colonialiste, avec ses élites antipopulaires et rétrogrades.
Chez Jean Paul II prévalait la mission religieuse de l'Eglise, et non sa mission sociale. S'il avait dit "Soutenons les pauvres et engageons-nous dans les réformes au nom de l'Evangile et de la tradition prophétique", le destin politique de l'Amérique latine eût été différent. Mais il a organisé la restauration conservatrice sur tout le continent, déplacé les évêques prophétiques et désigné des évêques coupés de la vie du peuple. Il a fermé des institutions théologiques et sanctionné ceux qui y enseignaient.
A l'extérieur, il se présentait comme un paladin du dialogue, des libertés, de la tolérance, de la paix et de l'oecuménisme. Il a demandé pardon en plusieurs occasions pour les erreurs et les condamnations de l'Eglise dans le passé ; il s'est associé aux représentants d'autres religions pour prier pour la paix mondiale. Mais, à l'intérieur, il a fait taire le droit de s'exprimer, interdit le dialogue et produit une théologie aux forts relents de fondamentalisme.
Le projet politico-ecclésiastique mis en oeuvre par le pape n'a pas résolu les problèmes posés par la Réforme, la modernité et la pauvreté. Il les a au contraire aggravés, en retardant un authentique aggiornamento.
Les limitations de son mode de gouvernement de l'Eglise n'ont pas empêché que Jean Paul II atteigne à titre personnel un haut degré de sainteté. Cela, dans le cadre d'une religion "à l'ancienne", avec l'extrême dévotion pour les saints, et spécialement pour la Vierge Marie, pour les reliques et les lieux de pèlerinage. C'était un homme qui priait profondément. On l'a surpris un jour dans sa chapelle particulière étendu sur le sol les bras en croix, comme en extase, à l'image des mystiques espagnols du XVIe siècle.
A qui revient le dernier mot ? A l'Histoire et à Dieu. En ce qui nous concerne, nous pourrons seulement accéder à l'Histoire, qui nous dira ce que fut la signification réelle de Jean Paul II pour le christianisme et pour le monde dans cette phase de changement de paradigmes.

Leonardo Boff
© IPS

Traduit de l'espagnol par François Maspero
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Leonardo Boff, théologien de la libération, a été sanctionné par les autorités doctrinales du Vatican, qui, en 1985, lui ont intimé "silence et obéissance".

Article paru dans l'édition du 07.04.05
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