Jean Paul II, un homme aussi
Le pape nous ressemblait et nous rappelait notre part d'humanité.
Par Marek HALTER
Libération, jeudi 07 avril 2005
Varsovie, où je suis né, lorsque l'Eglise organisait une procession en l'honneur d'un saint ou d'un autre, les cloches se mettaient à sonner et les juifs se terraient. Avant la guerre, en Pologne, les juifs représentaient onze pour cent de la population, soit trois millions cinq cent mille personnes réparties à travers le pays, dans les villes et les villages. Ils vivaient constamment sous la menace de l'une des églises la plus antisémite du monde. Or, c'est un pape polonais précisément qui s'est donné pour tâche de ramener les Evangiles à leurs sources et les chrétiens auprès de leurs «frères aînés».
J'ai rencontré Jean Paul II en 1985. Son secrétaire personnel et confident, Stanislaw Dziwisz, polonais comme lui, nous a présentés. «Bonjour, mon cher compatriote», s'est-il écrié en polonais, en m'accueillant. «Bonjour, Saint-Père», lui ai-je répondu en polonais. «Alors, nous sommes de Varsovie ?», dit-il. «Non, dis-je, nous sommes du ghetto de Varsovie.» Alors, il s'approcha de moi, visiblement ému, et me prit dans ses bras.
Nous nous sommes revus à plusieurs reprises. Il a participé à mon film les Justes. A l'occasion d'un repas, grâce à sa cuisinière polonaise, j'ai retrouvé le goût de la cuisine de ma mère. J'ai aussi découvert à quel point la condition juive nourrissait sa réflexion. Jean Paul II a connu la Shoah de près. La seule fille qu'il eût jamais aimée était juive. Elle fut déportée le jour même où il perdit son père. Cette double disparition a marqué sa vie, ses choix, et d'abord, son engagement dans l'Eglise.
Karol Wojtyla a vécu les deux totalitarismes du XXe siècle : le nazisme et le stalinisme. Il n'a jamais oublié les mots de Staline : «Le Vatican, combien de divisions ?» Aussi, à peine élu pape, Jean Paul II se donne pour mission d'y répondre. Il transforme les messes publiques sur la place Saint-Pierre de Rome en une revue des divisions de l'Eglise. Devant les télévisions du monde entier, il fait annoncer la présence des délégations de pèlerins venus des cinq continents, tandis que ces derniers se manifestent à cet appel par des cris de joie en agitant leurs drapeaux nationaux.
Jean Paul II a su mobiliser l'Eglise. Il transforme ses fidèles en soldats et met en marche ses «divisions». L'ennemi est l'Empire soviétique. L'avant-garde de cette armée est l'Eglise polonaise. «N'ayez pas peur», proclame-t-il, lors de son premier voyage en Pologne. «Le désir de liberté est plus fort, me dit-il, que la peur de la répression.» «La culture de vie, me dit-il encore, résiste à tous les archers de la mort.» Cette dernière remarque me remet à l'esprit les images du pape vieilli et malade.
La bataille contre le totalitarisme communiste, Jean Paul II l'a gagnée. En revanche, il n'a pas su gagner l'adhésion de beaucoup d'intellectuels catholiques. Quand je lui parle du conservatisme qu'ils lui reprochent, il me fait remarquer qu'il n'a jamais excommunié aucun de ceux, qui, au sein de l'Eglise, n'approuvèrent pas ses choix. A l'exception de monseigneur Lefebvre, l'homme d'extrême droite de l'Eglise française. Il me parlait aussi de l'islam, un chantier auquel il aurait aimé se consacrer. Il l'avait découvert tardivement. «Un milliard cinq cents millions de chrétiens face à un milliard deux cents, ou trois cents millions de musulmans ; de leur coexistence dépend, en partie, la paix dans le monde.» Il aurait aimé pouvoir freiner l'expansion de cet «islam extrême, intolérant» et entamer un dialogue avec cet autre islam, majoritaire, lui, aux aspirations universelles. Ce projet-là, il l'a esquissé en se rendant dans des pays à majorité musulmane. Mais il ne l'a pas vraiment engagé.
Il reste que le pape qui vient de mourir, outre qu'il a marqué tant l'Eglise que le siècle, restera dans notre mémoire comme un «Mentch», un homme en yiddish, langue qu'il comprenait un peu. Un homme tel que l'a décrit Primo Levi, un homme qui nous ressemble et qui nous rappelle notre part d'humanité.
Il y a cinq ans, la veille de son voyage au Proche-Orient, nous nous sommes retrouvés, le cardinal Roger Etchegaraï, le ministre des Affaires étrangères du Vatican, Stanislaw Dziwisz et moi-même, pour réfléchir sur les lieux et les gestes les plus symboliques qu'un tel voyage réclamait. «Yad Vachem, le musée de la Shoah à Jérusalem ?», se demandait le cardinal. Mais le pape ne s'était-il pas déjà agenouillé à Auschwitz ? Pour ma part, il me semblait que le lieu de mémoire le plus parlant restait le Mur occidental, dit le Mur des lamentations.
Un message écrit sur un bout de papier par la main tremblante du souverain pontife et introduit par lui entre les vieilles pierres, devait, non seulement couronner la demande de pardon de l'Eglise aux morts, mais confirmer aussi la main tendue aux vivants. Aux vivants et à leur histoire. C'est à la télévision que j'ai suivi le voyage de Jean Paul II à Jérusalem. A la vue du pape s'approchant du Mur, je me suis remis à croire. A croire en l'homme.
Dernier ouvrage : La Bible au féminin (3, Lilah), Robert Laffont.
Marek Halter écrivain.
Par Marek HALTER
Libération, jeudi 07 avril 2005
Varsovie, où je suis né, lorsque l'Eglise organisait une procession en l'honneur d'un saint ou d'un autre, les cloches se mettaient à sonner et les juifs se terraient. Avant la guerre, en Pologne, les juifs représentaient onze pour cent de la population, soit trois millions cinq cent mille personnes réparties à travers le pays, dans les villes et les villages. Ils vivaient constamment sous la menace de l'une des églises la plus antisémite du monde. Or, c'est un pape polonais précisément qui s'est donné pour tâche de ramener les Evangiles à leurs sources et les chrétiens auprès de leurs «frères aînés».
J'ai rencontré Jean Paul II en 1985. Son secrétaire personnel et confident, Stanislaw Dziwisz, polonais comme lui, nous a présentés. «Bonjour, mon cher compatriote», s'est-il écrié en polonais, en m'accueillant. «Bonjour, Saint-Père», lui ai-je répondu en polonais. «Alors, nous sommes de Varsovie ?», dit-il. «Non, dis-je, nous sommes du ghetto de Varsovie.» Alors, il s'approcha de moi, visiblement ému, et me prit dans ses bras.
Nous nous sommes revus à plusieurs reprises. Il a participé à mon film les Justes. A l'occasion d'un repas, grâce à sa cuisinière polonaise, j'ai retrouvé le goût de la cuisine de ma mère. J'ai aussi découvert à quel point la condition juive nourrissait sa réflexion. Jean Paul II a connu la Shoah de près. La seule fille qu'il eût jamais aimée était juive. Elle fut déportée le jour même où il perdit son père. Cette double disparition a marqué sa vie, ses choix, et d'abord, son engagement dans l'Eglise.
Karol Wojtyla a vécu les deux totalitarismes du XXe siècle : le nazisme et le stalinisme. Il n'a jamais oublié les mots de Staline : «Le Vatican, combien de divisions ?» Aussi, à peine élu pape, Jean Paul II se donne pour mission d'y répondre. Il transforme les messes publiques sur la place Saint-Pierre de Rome en une revue des divisions de l'Eglise. Devant les télévisions du monde entier, il fait annoncer la présence des délégations de pèlerins venus des cinq continents, tandis que ces derniers se manifestent à cet appel par des cris de joie en agitant leurs drapeaux nationaux.
Jean Paul II a su mobiliser l'Eglise. Il transforme ses fidèles en soldats et met en marche ses «divisions». L'ennemi est l'Empire soviétique. L'avant-garde de cette armée est l'Eglise polonaise. «N'ayez pas peur», proclame-t-il, lors de son premier voyage en Pologne. «Le désir de liberté est plus fort, me dit-il, que la peur de la répression.» «La culture de vie, me dit-il encore, résiste à tous les archers de la mort.» Cette dernière remarque me remet à l'esprit les images du pape vieilli et malade.
La bataille contre le totalitarisme communiste, Jean Paul II l'a gagnée. En revanche, il n'a pas su gagner l'adhésion de beaucoup d'intellectuels catholiques. Quand je lui parle du conservatisme qu'ils lui reprochent, il me fait remarquer qu'il n'a jamais excommunié aucun de ceux, qui, au sein de l'Eglise, n'approuvèrent pas ses choix. A l'exception de monseigneur Lefebvre, l'homme d'extrême droite de l'Eglise française. Il me parlait aussi de l'islam, un chantier auquel il aurait aimé se consacrer. Il l'avait découvert tardivement. «Un milliard cinq cents millions de chrétiens face à un milliard deux cents, ou trois cents millions de musulmans ; de leur coexistence dépend, en partie, la paix dans le monde.» Il aurait aimé pouvoir freiner l'expansion de cet «islam extrême, intolérant» et entamer un dialogue avec cet autre islam, majoritaire, lui, aux aspirations universelles. Ce projet-là, il l'a esquissé en se rendant dans des pays à majorité musulmane. Mais il ne l'a pas vraiment engagé.
Il reste que le pape qui vient de mourir, outre qu'il a marqué tant l'Eglise que le siècle, restera dans notre mémoire comme un «Mentch», un homme en yiddish, langue qu'il comprenait un peu. Un homme tel que l'a décrit Primo Levi, un homme qui nous ressemble et qui nous rappelle notre part d'humanité.
Il y a cinq ans, la veille de son voyage au Proche-Orient, nous nous sommes retrouvés, le cardinal Roger Etchegaraï, le ministre des Affaires étrangères du Vatican, Stanislaw Dziwisz et moi-même, pour réfléchir sur les lieux et les gestes les plus symboliques qu'un tel voyage réclamait. «Yad Vachem, le musée de la Shoah à Jérusalem ?», se demandait le cardinal. Mais le pape ne s'était-il pas déjà agenouillé à Auschwitz ? Pour ma part, il me semblait que le lieu de mémoire le plus parlant restait le Mur occidental, dit le Mur des lamentations.
Un message écrit sur un bout de papier par la main tremblante du souverain pontife et introduit par lui entre les vieilles pierres, devait, non seulement couronner la demande de pardon de l'Eglise aux morts, mais confirmer aussi la main tendue aux vivants. Aux vivants et à leur histoire. C'est à la télévision que j'ai suivi le voyage de Jean Paul II à Jérusalem. A la vue du pape s'approchant du Mur, je me suis remis à croire. A croire en l'homme.
Dernier ouvrage : La Bible au féminin (3, Lilah), Robert Laffont.
Marek Halter écrivain.
<< Home