4.07.2005

L'Amérique latine mise au pape

Rebonds

La défense de l'unité de l'Eglise et du monopole catholique furent les priorités de Jean Paul II.

Par Olivier COMPAGNON
maître de conférences en histoire à l'université Paris-III Sorbonne Nouvelle, spécialiste du catholicisme latino-américain
au XXe siècle.

jeudi 07 avril 2005

L'Amérique latine est un observatoire utile pour cerner quelques-unes des lignes de force qui guidèrent la politique vaticane depuis 1978. Pour Jean Paul II, ce fut d'abord une destination privilégiée : alors qu'un seul de ses prédécesseurs s'était rendu au sud du Rio Grande (Paul VI en 1968), son premier périple hors d'Italie le conduisit à Saint-Domingue puis au Mexique. Vinrent ensuite dix-neuf autres voyages dans la quasi-totalité des pays du sous-continent, dont quelques-uns connurent un écho retentissant, comme le séjour cubain de 1998. L'Amérique latine s'imposa à Jean-Paul II comme une préoccupation de premier plan dès son élection, dans la mesure où les Eglises nationales y étaient confrontées à deux défis qui mettaient en jeu l'avenir même de la catholicité.
La théologie de la libération était le premier d'entre eux. En 1971, dans la lignée de la deuxième conférence de l'épiscopat latino-américain (Medellín, 1968) dont les conclusions avaient dénoncé «les immenses injustices sociales qui existent en Amérique latine», le prêtre péruvien Gustavo Gutiérrez publiait Teología de la liberación. Perspectivas, tandis que paraissait Jesus Cristo libertador. Ensaio de cristologia cristiana para o nosso tempo, sous la plume du franciscain brésilien Leonardo Boff. Cette nouvelle théologie, soucieuse de se démarquer de la scolastique européenne et prompte à dénoncer le conservatisme de l'institution ecclésiale depuis la Conquête ibérique, entendait extraire de la parole du Christ les fondements d'une action libératrice des opprimés et redéfinir la mission des chrétiens à partir d'une analyse sociologique de la dépendance. Portant en elle une contestation de l'ordre établi plus radicale que le catholicisme social, elle était susceptible de séduire d'importantes franges de la population. Mais en utilisant le marxisme - au même titre que les sciences sociales - comme une grille de lecture des sociétés latino-américaines, elle était suspecte de complaisance vis-à-vis de la gauche révolutionnaire et accusée de saper les fondements de la foi. Et en proposant un discours théologique alternatif, elle remettait en cause l'autorité romaine. Expression des clivages qui travaillaient les Eglises latino-américaines face à la question sociale, la théologie de la libération en constituait aussi un facteur d'exacerbation et mettait en péril l'unité de l'Eglise.
Par ailleurs, le monopole catholique issu de la période coloniale avait fait long feu à la fin des années 1970. Alors que 95 % de la population se déclarait catholique en 1945, le pourcentage était à peine supérieur à 80 % lorsque Jean Paul II fut élu. Cette «décatholisation» pouvait prendre localement des proportions plus importantes : 92,21 % de la population de l'Etat du Chiapas se disait catholique en 1970 et 76,87 % en 1980 ; il était même des zones comme le canton de Colta (province du Chimborazo, Equateur) où l'on constatait la disparition presque totale de l'Eglise catholique. Loin de traduire le «désenchantement» des sociétés, ces chiffres rendaient compte de la croissance exponentielle des églises pentecôtistes depuis la fin des années 1950. Cette fragmentation du religieux relevait autant d'une crise propre au catholicisme (raréfaction des vocations, désencadrement religieux, manque de formation du clergé, etc.) que de la puissante séduction exercée par les nouvelles églises auprès des classes les plus défavorisées. Quoi qu'il fût, le phénomène était suffisamment spectaculaire pour qu'il suscitât de réelles inquiétudes à Rome où l'Amérique latine était traditionnellement pensée comme une terre d'élection naturelle du catholicisme.
Le rétablissement de l'unité de l'Eglise et la défense du monopole catholique constituèrent les lignes directrices - et peut-être contradictoires - du pontificat de Jean Paul II en Amérique latine. Sur le premier versant, la grande affaire des premières années du pontificat résida dans la mise au pas de la théologie de la libération, qui commença lors de la troisième conférence de l'épiscopat latino-américain («Puebla», 1979) où Jean Paul II dénonça «les relectures de l'Evangile qui sèment la confusion» et «les interprétations politisantes de la foi». L'intervention directe de Rome débuta en 1983, dans un contexte politique renouvelé : alors qu'il aurait été délicat de sermonner tel ou tel proche de la théologie de la libération mais engagé dans la lutte contre les dictatures, le renouveau démocratique des années 1980 changeait la donne. L'offensive pontificale fut organisée par le cardinal Ratzinger, qui publia en mars 1983 un document sur la théologie de Gutiérrez. Les remontrances concernaient «l'amalgame entre le pauvre de la Bible et l'exploité victime du système capitaliste», qui semblait cautionner l'engagement révolutionnaire et pervertir le message évangélique. Au même moment, le pape visitait le Nicaragua et admonestait Ernesto Cardenal, prêtre ministre du gouvernement sandiniste, sur le tarmac de l'aéroport de Managua et devant les caméras du monde entier. En septembre 1984 fut rendue publique une Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération, mettant en garde contre les «déviations et risques de déviation» liés au commerce avec l'idéologie marxiste. Rome entendait bien poursuivre la lutte pour la défense et la promotion des droits de l'homme, lisait-on, mais par des moyens qui lui étaient propres. En clair, la doctrine sociale de l'Eglise restait l'unique fondement d'une pastorale engagée. Contrairement à ce que la relative tolérance de Paul VI à l'égard des théologiens de la libération avait pu laisser croire, l'Eglise n'était définitivement pas une démocratie acceptant en son sein une pluralité de voix et demeurait une théocratie incarnée dans le pape.
D'autres moyens furent mobilisés pour museler la théologie de la libération. En 1985, Leonardo Boff fut condamné à un silence pénitentiel de dix-huit mois pour ses thèses contestataires sur le pouvoir dans l'Eglise ; sept ans plus tard, il annonçait sa décision d'abandonner son sacerdoce et stigmatisait les pressions du Vatican pour réduire au silence les théologiens de la libération. En outre, les conférences nationales et le Conseil épiscopal latino-américain perdirent beaucoup de leur autonomie de décision, au terme d'une habile politique de nominations épiscopales. Cette mise au pas fut d'autant plus efficace qu'un certain nombre d'éléments externes y concoururent : les régimes de sécurité nationale dont la logique répressive s'abattit sur les clercs et laïcs jugés marxisants, et, surtout, la fin du socialisme réel en Europe, qui consacra la mort d'une utopie à laquelle la référence était certaine. Au cycle des théologies contestataires et des tendances centrifuges succédait celui d'une nouvelle romanisation.
Parallèlement, l'explosion du pentecôtisme fut un puissant moteur de la nouvelle évangélisation, qui visait autant à proposer une réponse à cette fragmentation religieuse qu'à purifier un catholicisme latino-américain mâtiné de croyances indigènes. Pour contrer les nouvelles églises qui faisaient des exclus leur clientèle privilégiée et proposaient des pratiques communautaires en rupture avec l'anomie sociale - en promouvant la solidarité matérielle entre fidèles, en offrant une liturgie «chaude» -, Rome favorisa le renouveau charismatique qui permettait d'insuffler une dimension émotionnelle et collective dans la pratique de la foi. Ce mouvement communautaire d'origine protestante, désormais reconnu et institutionnalisé au sein de l'Eglise catholique, s'est fortement développé durant le pontificat et organisa une véritable démonstration de force en 1992, lorsque 1 700 prêtres et 70 évêques charismatiques d'Amérique latine se réunirent à Monterrey.
La riposte put aussi prendre des formes plus agressives : ainsi la Légion du Christ, congrégation apparue au Mexique en 1941, et sa branche laïque Regnum Christi, porteuses d'un prosélytisme cadrant bien avec le contexte concurrentiel, connurent-elles un essor notoire, polémique, en raison de méthodes parfois expéditives et d'une rhétorique de guerre sainte, mais salué par Jean Paul II qui reçut 7 000 membres du mouvement à Rome en novembre dernier. Une attention particulière fut aussi portée aux communautés indigènes : à Saint-Domingue en 1992, Jean Paul II dénonça le mal fait aux Indiens depuis la Conquête sans pour autant prononcer le pardon que beaucoup attendaient. Enfin, une politique active fut mise en oeuvre à destination des élites, notamment par le biais de l'Opus Dei dont l'implantation se renforça durant le dernier quart du XXe siècle. Portée par la béatification puis la canonisation du père fondateur, Escrivá de Balaguer, cette percée passa par la nomination de nombreux évêques membres de l'OEuvre - par exemple au Pérou où de nombreuses personnalités du monde universitaire et politique ne cachent plus leur appartenance à l'Opus.
Cette politique volontariste n'a toutefois pas résolu le problème de la concurrence religieuse, loin s'en faut, et l'Eglise catholique n'a pas comblé la distance qui la séparait des 225 millions de pauvres que compte aujourd'hui l'Amérique latine. Plus encore, l'étouffement de la théologie de la libération qui avait placé les opprimés au coeur de son discours et la relative inadaptation de la doctrine sociale de l'Eglise - historiquement pensée dans le contexte de l'industrialisation européenne et en marge des préoccupations du monde rural - ont constitué le meilleur terreau de la croissance pentecôtiste. C'est en ce sens que l'hypothèse d'un pape latino-américain, plus sensible au problème de la terre et à la quotidienneté de la misère outre-Atlantique, doit être prise en considération.

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