Socialisme et libéralisme tu rejetteras
[LE MONDE DE L'ECONOMIE, 12 avril 2005]
la doctrine sociale de l'église s'est adaptée aux mutations économiques, non sans contradictions. jean paul ii a défendu le marché tout en dénonçant les dérives de la mondialisation
Et si le prochain pape était un latino-américain ? Après les obsèques de Jean Paul II, empreintes de ferveur ou d'idolâtrie selon l'idée que l'on se fait du spectacle de cette disparition, chacun attend le choix que feront les 117 cardinaux appelés à désigner le nouveau souverain pontife. Si les Italiens restent favoris, certains évoquent l'élection possible d'un représentant d'Amérique latine, de cette " terre d'espérance " ainsi que la désignait Karol Wojtyla où vit un catholique sur deux.
Une singulière ironie de l'histoire pour tous les hommes d'Eglise qui, dans les années 1970-1980, avaient défendu une " théologie de la libération " que le Vatican a toujours répudiée, y compris sous le pontificat de Jean Paul II. Conservateur au dedans, lorsqu'il évoquait la question des " valeurs morales ", celui-ci se voulait progressiste au dehors quand il s'agissait de fustiger l'iniquité et les richesses mal acquises.
En vingt-sept années de pontificat et quatorze encycliques, Jean Paul II aura eu tout le loisir de développer cette ambivalence et d'exprimer sa propre doctrine de la foi appliquée à un monde qui aura connu un bouleversement sans précédent. Y compris dans le domaine économique et social. Comment, sous la férule de Karol Wojtyla, l'Eglise s'est-elle adaptée, au cours de ce quart de siècle, à cette révolution ? Comment a-t-elle pu l'influencer bien plus que n'avaient pu le faire ses prédécesseurs ?
" Les approches sont forcément différentes entre un pape confronté à une exploitation ouvrière dramatique à la fin du XIXe siècle, comme Léon XIII, des papes vivant la décolonisation et la montée du tiers-monde dans les années 1960, comme Jean XXIII et Paul VI, ou un pape côtoyant la mondialisation et la globalisation financière, comme Jean Paul II ", observe Philippe Senaux dans son livre Dire sa foi dans un monde économique (Desclée de Brouwer). Si les approches ont été différentes, les grands principes sont restés, le premier d'entre eux étant que " l'économie existe pour la personne, et non la personne pour l'économie ". C'est ce qu'a rappelé l'encyclique Centesimus Annus publiée en 1991, qui a repris, en le modernisant, le message contenu cent ans auparavant dans Rerum Novarum, première synthèse de la réflexion économique et sociale de l'Eglise.
Centesimus Annus se prononce, sans aucune ambiguïté, en faveur de l'économie de marché. " Il semble que le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ", écrit alors Jean Paul II, tout en vantant les mérites d'un " système qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique ".
Défenseur de la liberté économique, celui qui a contribué à faire tomber le mur de Berlin n'a cessé de condamner le socialisme d'Etat et de dénoncer " l'inefficacité d'un système économique qu'il ne faut pas seulement considérer comme un problème technique mais plutôt comme une conséquence de la violation des droits humains à l'initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique ".
Mais Jean Paul II ne s'est guère montré plus tendre envers un libéralisme sauvage et une société d'hyperconsommation à l'idéologie fondamentalement matérialiste. " On fait parfois une propagande excessive pour les valeurs purement utilitaires, en stimulant les instincts et les tendances à la jouissance immédiate, ce qui rend difficiles la reconnaissance et le respect des vraies valeurs de l'existence humaine ", écrit-il dans Centesimus Annus. Parce qu'elle génère selon lui des abus et des effets pervers, l'économie de marché doit être strictement encadrée.
" L'économie de marché ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique ou politique (...) sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. " Il incombe à l'Etat, selon Jean Paul II, " de soutenir l'activité des entreprises en créant des conditions qui permettent d'offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise ". D'où une approche très keynésienne des problèmes macro-économiques.
L'hostilité aux thèses ultralibérales est aussi perceptible dans la défense de l'impôt qui est " une forme de partage ", ou dans celui du rôle des syndicats qui seuls peuvent prendre les " mesures appropriées pour couper court aux honteux phénomènes d'exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus démunis, des immigrés, des marginaux ", syndicats qui, selon Jean Paul II, ont une mission essentielle " de négociateur de salaires minimums et des conditions de travail ".
C'est aussi cette doctrine du " ni-ni " qui semble avoir animé la pensée de Karol Wojtyla en matière de mondialisation qui n'était, à ses yeux, " ni bonne ni mauvaise ". Tout en observant que " les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ", il estimait que la mondialisation " ne doit pas être réprouvée car elle peut créer des occasions extraordinaires de mieux-être " mais à condition que la mondialisation se fasse en parallèle avec " l'existence de bons organismes internationaux de contrôle et d'orientation ".
D'où le soutien de l'Eglise à des structures comme l'Organisation mondiale du commerce ou le Fonds monétaire international, mais, en même temps, son combat en faveur de l'annulation de la dette des pays les plus pauvres. " Il n'est pas licite de demander et d'exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer, en fait, des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoir des populations entières ", lança avec force Jean Paul II.
Faut-il voir dans toutes ces considérations une sorte de pensée économique de juste milieu, une égale distance du communisme et de l'ultra-libéralisme, une conception homogène et cohérente finalement assez proche du social-libéralisme en vogue dans de nombreux pays européens ? Ou au contraire une doctrine faite de contradictions, d'hypocrisies et de faussetés, qui défend le profit tout en condamnant l'enrichissement, qui prétend se soucier des exclus en approuvant un système qui creuse les inégalités et en réduisant au silence les théologiens de la libération ?
Pierre-Antoine Delhommais et Serge Marti
la doctrine sociale de l'église s'est adaptée aux mutations économiques, non sans contradictions. jean paul ii a défendu le marché tout en dénonçant les dérives de la mondialisation
Et si le prochain pape était un latino-américain ? Après les obsèques de Jean Paul II, empreintes de ferveur ou d'idolâtrie selon l'idée que l'on se fait du spectacle de cette disparition, chacun attend le choix que feront les 117 cardinaux appelés à désigner le nouveau souverain pontife. Si les Italiens restent favoris, certains évoquent l'élection possible d'un représentant d'Amérique latine, de cette " terre d'espérance " ainsi que la désignait Karol Wojtyla où vit un catholique sur deux.
Une singulière ironie de l'histoire pour tous les hommes d'Eglise qui, dans les années 1970-1980, avaient défendu une " théologie de la libération " que le Vatican a toujours répudiée, y compris sous le pontificat de Jean Paul II. Conservateur au dedans, lorsqu'il évoquait la question des " valeurs morales ", celui-ci se voulait progressiste au dehors quand il s'agissait de fustiger l'iniquité et les richesses mal acquises.
En vingt-sept années de pontificat et quatorze encycliques, Jean Paul II aura eu tout le loisir de développer cette ambivalence et d'exprimer sa propre doctrine de la foi appliquée à un monde qui aura connu un bouleversement sans précédent. Y compris dans le domaine économique et social. Comment, sous la férule de Karol Wojtyla, l'Eglise s'est-elle adaptée, au cours de ce quart de siècle, à cette révolution ? Comment a-t-elle pu l'influencer bien plus que n'avaient pu le faire ses prédécesseurs ?
" Les approches sont forcément différentes entre un pape confronté à une exploitation ouvrière dramatique à la fin du XIXe siècle, comme Léon XIII, des papes vivant la décolonisation et la montée du tiers-monde dans les années 1960, comme Jean XXIII et Paul VI, ou un pape côtoyant la mondialisation et la globalisation financière, comme Jean Paul II ", observe Philippe Senaux dans son livre Dire sa foi dans un monde économique (Desclée de Brouwer). Si les approches ont été différentes, les grands principes sont restés, le premier d'entre eux étant que " l'économie existe pour la personne, et non la personne pour l'économie ". C'est ce qu'a rappelé l'encyclique Centesimus Annus publiée en 1991, qui a repris, en le modernisant, le message contenu cent ans auparavant dans Rerum Novarum, première synthèse de la réflexion économique et sociale de l'Eglise.
Centesimus Annus se prononce, sans aucune ambiguïté, en faveur de l'économie de marché. " Il semble que le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ", écrit alors Jean Paul II, tout en vantant les mérites d'un " système qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique ".
Défenseur de la liberté économique, celui qui a contribué à faire tomber le mur de Berlin n'a cessé de condamner le socialisme d'Etat et de dénoncer " l'inefficacité d'un système économique qu'il ne faut pas seulement considérer comme un problème technique mais plutôt comme une conséquence de la violation des droits humains à l'initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique ".
Mais Jean Paul II ne s'est guère montré plus tendre envers un libéralisme sauvage et une société d'hyperconsommation à l'idéologie fondamentalement matérialiste. " On fait parfois une propagande excessive pour les valeurs purement utilitaires, en stimulant les instincts et les tendances à la jouissance immédiate, ce qui rend difficiles la reconnaissance et le respect des vraies valeurs de l'existence humaine ", écrit-il dans Centesimus Annus. Parce qu'elle génère selon lui des abus et des effets pervers, l'économie de marché doit être strictement encadrée.
" L'économie de marché ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique ou politique (...) sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. " Il incombe à l'Etat, selon Jean Paul II, " de soutenir l'activité des entreprises en créant des conditions qui permettent d'offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise ". D'où une approche très keynésienne des problèmes macro-économiques.
L'hostilité aux thèses ultralibérales est aussi perceptible dans la défense de l'impôt qui est " une forme de partage ", ou dans celui du rôle des syndicats qui seuls peuvent prendre les " mesures appropriées pour couper court aux honteux phénomènes d'exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus démunis, des immigrés, des marginaux ", syndicats qui, selon Jean Paul II, ont une mission essentielle " de négociateur de salaires minimums et des conditions de travail ".
C'est aussi cette doctrine du " ni-ni " qui semble avoir animé la pensée de Karol Wojtyla en matière de mondialisation qui n'était, à ses yeux, " ni bonne ni mauvaise ". Tout en observant que " les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ", il estimait que la mondialisation " ne doit pas être réprouvée car elle peut créer des occasions extraordinaires de mieux-être " mais à condition que la mondialisation se fasse en parallèle avec " l'existence de bons organismes internationaux de contrôle et d'orientation ".
D'où le soutien de l'Eglise à des structures comme l'Organisation mondiale du commerce ou le Fonds monétaire international, mais, en même temps, son combat en faveur de l'annulation de la dette des pays les plus pauvres. " Il n'est pas licite de demander et d'exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer, en fait, des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoir des populations entières ", lança avec force Jean Paul II.
Faut-il voir dans toutes ces considérations une sorte de pensée économique de juste milieu, une égale distance du communisme et de l'ultra-libéralisme, une conception homogène et cohérente finalement assez proche du social-libéralisme en vogue dans de nombreux pays européens ? Ou au contraire une doctrine faite de contradictions, d'hypocrisies et de faussetés, qui défend le profit tout en condamnant l'enrichissement, qui prétend se soucier des exclus en approuvant un système qui creuse les inégalités et en réduisant au silence les théologiens de la libération ?
Pierre-Antoine Delhommais et Serge Marti
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