Léon Dehon, cet "abbé démocrate" et antisémite que Rome veut béatifier
LE MONDE | 09.06.05 | 13h52 • Mis à jour le 09.06.05 | 14h31
On croyait enterrée l'affaire Léon Dehon (1843-1925), qui envenimait les relations entre l'Eglise catholique et la communauté juive. Programmée pour le 24 avril, la béatification à Rome de ce fondateur d'ordre (les prêtres du Sacré-Coeur), pionnier français du catholicisme social et de la démocratie chrétienne, mais animé d'une ardente haine antisémite, avait été suspendue après la mort de Jean Paul II. Le projet ressort au Vatican sous la forme d'une commission de théologiens et d'historiens.
La communauté juive en France, aux Etats-Unis, l'Amitié judéo-chrétienne, des évêques français de premier plan s'insurgent contre cette béatification et le passé antisémite de ce "serviteur de Dieu" qui avait été soigneusement camouflé par son ordre religieux, influent à Rome, les dehoniens - 2 300 prêtres, 23 évêques et cardinaux dans une quarantaine de pays. Sous la plume prolixe de Léon Dehon, le peuple juif "a soif de l'or et le Christ pour ennemi" . Sa passion des richesses est un "instinct de race" . Le bon apôtre dénonce la pratique de l'usure, l'esprit de "dissimulation et de domination" des juifs, ces "cosmopolites qui ruinent l'unité de la nation" . Le Talmud, écrit-il, est "le manuel du parfait israélite, du détrousseur, du corrupteur, du destructeur social" ! Il reprend les accusations les plus abjectes de crime rituel, appelle à l'exclusion nationale des juifs, au port d'un vêtement spécial, à la création d'un statut à part, etc.
Ce Catéchisme social de Dehon remonte à 1898, dans une fin de siècle déchirée par l'affaire Dreyfus et l'anticléricalisme. De La France juive d'Edouard Drumont (1886) à l'engagement antidreyfusard de La Croix, les stéréotypes antisémites font alors partie de la vulgate catholique.
Le peuple n'allant plus dans les églises, les catholiques sociaux et les "abbés démocrates" veulent "aller au peuple" et attaquent les deux "agents du capitalisme" que sont pour eux les francs-maçons et les juifs.
Le pape de l'époque, Léon XIII (1878-1903), qui encourageait le catholicisme social, était resté prudent dans l'affaire Dreyfus (Léon Blum lui rend hommage dans ses Souvenirs de l'affaire de 1935) et avait pris ses distances avec Dehon. Il refusa sa bénédiction au Congrès de la démocratie chrétienne auquel Dehon participait, à Lyon, en 1896 (avec Drumont), et qui se voulait un congrès "antimaçonnique, social, national et antisémite" .
Bref, l'empoignade ne fait que commencer à propos de cette image sulpicienne donnée à Rome, dans une biographie d'Yves Ledure (Cerf, 2005) et des documents de la Conférence des évêques, d'un homme présenté comme un grand mystique, mais dont l'antisémitisme a été occulté. Le successeur de Jean Paul II devra arbitrer ce délicat conflit.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 10.06.05
On croyait enterrée l'affaire Léon Dehon (1843-1925), qui envenimait les relations entre l'Eglise catholique et la communauté juive. Programmée pour le 24 avril, la béatification à Rome de ce fondateur d'ordre (les prêtres du Sacré-Coeur), pionnier français du catholicisme social et de la démocratie chrétienne, mais animé d'une ardente haine antisémite, avait été suspendue après la mort de Jean Paul II. Le projet ressort au Vatican sous la forme d'une commission de théologiens et d'historiens.
La communauté juive en France, aux Etats-Unis, l'Amitié judéo-chrétienne, des évêques français de premier plan s'insurgent contre cette béatification et le passé antisémite de ce "serviteur de Dieu" qui avait été soigneusement camouflé par son ordre religieux, influent à Rome, les dehoniens - 2 300 prêtres, 23 évêques et cardinaux dans une quarantaine de pays. Sous la plume prolixe de Léon Dehon, le peuple juif "a soif de l'or et le Christ pour ennemi" . Sa passion des richesses est un "instinct de race" . Le bon apôtre dénonce la pratique de l'usure, l'esprit de "dissimulation et de domination" des juifs, ces "cosmopolites qui ruinent l'unité de la nation" . Le Talmud, écrit-il, est "le manuel du parfait israélite, du détrousseur, du corrupteur, du destructeur social" ! Il reprend les accusations les plus abjectes de crime rituel, appelle à l'exclusion nationale des juifs, au port d'un vêtement spécial, à la création d'un statut à part, etc.
Ce Catéchisme social de Dehon remonte à 1898, dans une fin de siècle déchirée par l'affaire Dreyfus et l'anticléricalisme. De La France juive d'Edouard Drumont (1886) à l'engagement antidreyfusard de La Croix, les stéréotypes antisémites font alors partie de la vulgate catholique.
Le peuple n'allant plus dans les églises, les catholiques sociaux et les "abbés démocrates" veulent "aller au peuple" et attaquent les deux "agents du capitalisme" que sont pour eux les francs-maçons et les juifs.
Le pape de l'époque, Léon XIII (1878-1903), qui encourageait le catholicisme social, était resté prudent dans l'affaire Dreyfus (Léon Blum lui rend hommage dans ses Souvenirs de l'affaire de 1935) et avait pris ses distances avec Dehon. Il refusa sa bénédiction au Congrès de la démocratie chrétienne auquel Dehon participait, à Lyon, en 1896 (avec Drumont), et qui se voulait un congrès "antimaçonnique, social, national et antisémite" .
Bref, l'empoignade ne fait que commencer à propos de cette image sulpicienne donnée à Rome, dans une biographie d'Yves Ledure (Cerf, 2005) et des documents de la Conférence des évêques, d'un homme présenté comme un grand mystique, mais dont l'antisémitisme a été occulté. Le successeur de Jean Paul II devra arbitrer ce délicat conflit.
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 10.06.05
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