3.29.2005

La souffrance du pape en direct, effet boomerang de la médiatisation à outrance voulue par le Vatican

ANALYSE

LE MONDE | 29.03.05 | 14h05 • Mis à jour le 29.03.05 | 14h05

Voilà deux mois que le monde est saturé d’informations sur la santé du pape, ses hospitalisations, ses apparitions à la fenêtre du Vatican. Plus personne n’ignore les épisodes de sa maladie, ni son masque de souffrance. Son visage est scruté, disséqué par les téléobjectifs. Caméras et micros ne lui laissent aucun répit. Chaque étape du combat qu’il mène contre la maladie résonne comme les minutes d’un compte à rebours.
Le pire, c’est que chaque apparition de Jean Paul II pour tenter de rompre ce cycle infernal et rassurer ses fidèles, pour montrer que l’homme souffrant fait corps avec un monde malade et violent - c’était le sens du dernier message pascal passé inaperçu -, se retourne contre lui. Le pape, dont chacun loue l’œuvre accomplie et la détermination pathétique, se retrouve victime d’une politique de communication démente. Une politique datant de plus d’un quart de siècle, voulant faire de cet acteur né, charismatique à souhait, homme de théâtre dès sa jeunesse, le "pasteur" universel de la planète, la bonne conscience d’un monde immoral.
Tordons le cou à une légende. Cette médiatisation outrancière n’a pas été imaginée par quelques prélats mégalomaniaques. Mais rien n’a été fait au Vatican, devant l’exceptionnelle popularité de cet homme, indomptable trompe-la-mort - un attentat, des maladies, sept hospitalisations , pour stopper cette course folle à la "mondialisation" de l’image du pape, avec ses profits et les impressions mitigées produites aujourd’hui.
Dès le début de son pontificat, les contestations n’avaient pas manqué sur la mise en scène théâtrale et le coût des voyages de Jean Paul II, leur impact réel, les risques de compromission avec les responsables politiques locaux (la main serrée à l’ex-dictateur Pinochet, à Santiago, en 1987). Mais aussi le "brouillage" sur la fonction d’un pape qui, pour les protestants et les orthodoxes - et même en bonne théologie catholique -, n’est que l’évêque de Rome, le premier des évêques, mais pas Dieu sur terre. Ces contestations ont été, les unes après les autres, moquées par une hiérarchie surprise par l’intérêt du monde et plaidant contre les esprits chagrins et sceptiques.
L’effet boomerang est aujourd’hui évident. Certes, l’image du pape "sportif de Dieu" et l’énoncé tranquille de ses certitudes ont contribué à la valorisation de l’identité catholique, à la diffusion du message de l’Eglise à un degré que personne n’aurait pu imaginer il y a un quart de siècle. Surtout après les flottements qui avaient suivi le concile Vatican II (1962-1965) et troublé le pontificat de Paul VI (1963-1978), pape scrupuleux et tourmenté.
Les performances de l’Eglise ne se réduisent pas au bilan numérique d’une entreprise, mais l’hebdomadaire allemand Der Spiegel estimait, dans son édition de Pâques, que la population des catholiques était passée sous le règne de Jean Paul II de 750 millions à 1 milliard.

RENVERSEMENT SYMBOLIQUE

De même l’idée est-elle admise que Karol Wojtyla, condamné à l’infirmité, à l’aphasie, acceptant de montrer ses limites physiques et sa souffrance, a donné un autre sens à sa mission, évident pour tous, hormis ceux qui le pressent de démissionner : une sorte de proximité avec les malades, les handicapés, les agonisants. En somme, un renversement symbolique de la hiérarchie d’un monde qui ne comptabilise que les people, sportifs, mannequins, hommes d’affaires, que les critères de l’esthétique, du profit et du pouvoir.
Mais cette suprématie de l’image a des inconvénients, également aveuglants dans cette dernière phase d’un règne exceptionnel. Comme l’arbre cache la forêt, la communication de Jean Paul II, celle des années flamboyantes comme celle des années du déclin physique, fait de l’ombre à la nature constitutive même de l’Eglise. Le rôle des Eglises locales, la vitalité propre à des communautés catholiques, plus ou moins grande selon les pays et les continents, passent à l’arrière-plan. Les caméras restées braquées sur Rome ont occulté toutes les célébrations et pèlerinages de la semaine sainte, partout dans le monde.
Ce diagnostic est largement partagé au sommet de l’Eglise. Devant cette longue agonie télévisée de Jean Paul II, beaucoup d’observateurs et de cardinaux s’interrogent sur les limites d’une communication conçue par l’entourage du pape, et avec son accord. Des médias qui, en temps normal, n’accordent aucun intérêt à la vie institutionnelle de l’Eglise, et ne rendent généralement pas compte de ses messages, scrutent la vie au Vatican sous le souverain malade, se prêtent aux rumeurs et spéculent sur ce qui pourrait se tramer en coulisse.
Mis hors jeu des circuits de l’information officielle d’un Vatican, désormais aussi muet que le pape, les médias dissertent à longueur de colonnes sur le "vide du pouvoir", les intrigues entre cardinaux régnant dans l’ombre du monarque, les scénarios de démission, la prétendue guerre de succession. Avec d’autant plus d’ardeur qu’ils ont, pendant des décennies, ignoré le catholicisme, voire ironisé sur sa disparition. L’enjeu du prochain conclave sera bien le choix entre la poursuite, avec un autre homme providentiel, de ce magistère mondial ou le retour à une papauté plus modeste.
Henri Tincq
Article paru dans l’édition du 30.03.05
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