4.07.2005

«Il a pris l’univers pour une paroisse polonaise des années 1950»

Semaine du jeudi 7 avril 2005 - n°2109_2 - Dossier

Pourquoi j’en veux à ce pape
Par Christian Terras : directeur de la rédaction de la revue «Golias», Christian Terras fait partie de ces catholiques qui n’ont jamais caché leurs critiques vis-à-vis de Jean-Paul II
Le spectacle était devenu insupportable. On détournait le regard, même devant la télé, pour ne pas se sentir voyeur. On n’osait plus regarder ce visage figé, cette bouche paralysée incapable de prononcer une parole. Triste image d’un pape en agonie, qui s’acharnait dans son rôle. Sa volonté pouvait impressionner, mais pas ainsi, dans ce spectacle organisé, dont la star était devenue un chariot.
Pourtant elle était logique, cette agonie vécue en public, parce que s’y affirmait une certaine idée de la pontificature. Jean-Paul II aurait-il réussi : faire apparaître le pape comme un double de Dieu ? Il s’en serait défendu, sans doute sincèrement, si on le lui avait dit, mais dans les faits, c’était ainsi. Il s’était forgé une image à laquelle bien des chrétiens s’accrochent : ils n’ont plus rien d’autre. Le pape a en lui la Vérité, il sait tout ce qui est bon pour l’Eglise et le Monde, et encore davantage tout ce qui est mauvais. Il en joue. Toutes ses paroles deviennent « de foi ». Des chrétiens se sécurisent de ce roc : je crois de la foi de Jean-Paul II. Par procuration. Il était si impressionnant. Il était devenu le seul point de repère, le sauveur, sur cette terre folle.
Dommage, il avait tout pour faire un pape des temps modernes : intelligent, brillant, beau et sportif, drôle même quand il le fallait. Son passage sur les planches, dans sa jeunesse, lui avait donné une sacrée maîtrise des podiums, et les jeunes en étaient renversés. Il avait toutes les qualités. Dommage, il s’en est servi pour le retour en arrière, dans la nostalgie des périodes de grande chrétienté. Il a pris le monde entier, la planète, l’univers même pour une paroisse polonaise des années 1950, gérée d’une poigne ferme par un curé craint, respecté, obéi.
Sa tâche n’était pas facile : les secousses du monde des années 1960 avaient besoin d’être apprivoisées, le concile même qui avait créé un grand courant d’air et a fait voler les papiers des dicastères avait besoin d’être digéré. Tout cela avait ébranlé bien des gens. Mais fallait-il pour cela vouloir en revenir à la situation antérieure, tenter l’impossible : refaire l’Eglise de toujours (qui pourtant n’a jamais existé) ? Ses voyages ont fait illusion. Sa présence était-elle devenue magique, qu’elle allait convertir tout le monde, les jeunes en particulier et en faire des chrétiens pratiquants et surtout obéissants ? Le feu de paille allait-il embraser le monde ? La déception est grande, reconnue même par les autorités.
Il a joué de son charisme, il en a usé, abusé jusqu’à la corde, comme s’il n’y avait que lui, comme si le travail ne se faisait que grâce à lui, comme si sa seule présence allait faire des miracles. La collégialité, à tous les niveaux, a été ignorée, suspectée, combattue. Ça commençait à trop ressembler à la démocratie. Et ça, la démocratie, il en voulait quand elle était opposée au communisme, mais ailleurs il s’en méfiait. Et dans l’Eglise il voulait bannir tout ce qui pouvait lui ressembler.
Car ce pape voyait du rouge partout. Il en avait souffert étant jeune, d’accord, mais est-ce une raison pour regarder le monde entier comme constamment menacé de stalinisme ? Cet anticommunisme maladif a tué tous les ressorts du changement. Alors, à Rome, sous sa responsabilité, on a cassé la théologie de la libération. On se méfiait, on l’avait fait savoir, des communautés de base au Brésil et ailleurs. On a exclu, on a condamné. Camara, Romero, Ruiz étaient à oublier au plus vite. Et tant pis si le vide et la déception poussent aujourd’hui des centaines de milliers de catholiques, en Amérique latine, dans les bras de prêcheurs américains, plus proches, plus chauds, mais qui trop souvent sentent par trop la secte. Qu’importe, tout plutôt que le rouge. Quitte à fréquenter Pinochet, on l’a même décoré de la médaille des familles chrétiennes…
Et puis les années passant, le discours s’est durci. Le sida à la une, la parole papale est apparu à beaucoup comme criminelle. Encouragés par l’enseignement du pape, les catholiques « intransigeants », qui n’avaient pas désarmé mais s’étaient faits discrets, ont relevé la tête. L’Opus a négocié la canonisation de son fondateur, des chrétiens n’ont pas eu peur de s’appeler « légionnaires » et de faire bénir leurs troupes. La Reconquista, la reconquête, s’est mise en marche.
Les années passant encore, le pape a commencé à baisser, gardant ses forces pour ses voyages, laissant les chefs de service se partager le pouvoir devenu en partie vacant, emplissant le Vatican de prélats parmi les plus conservateurs, ne gérant plus les ambitieux qui lorgnent vers le trône. Et le Vatican est redevenu, dans les mains des apparatchiks, une machine à interdire. Le dehors, la diplomatie restaient parfois ouverts, la paix, les droits de l’homme, l’œcuménisme…, mais le comportement interne ne connaissait aucune ouverture. Au contraire, même. Ah ! si Jean-Paul II avait appliqué dans l’Eglise le discours qu’il tenait à l’extérieur, quels changements il y aurait eu !
Cette fin, tragique dans son spectacle offert aux caméras, devenait grotesque. Demain est-ce l’Eglise qui aura besoin d’un chariot ?

Christian Terras
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