La petite musique de Benoît XVI
Analyse
par Henri Tincq
LE MONDE | 17.04.06 | 13h29 • Mis à jour le 17.04.06 | 13h29
Avec Benoît XVI, tout commence avec Dieu et... Mozart. On savait le pape bavarois élu il y a un an, le 19 avril 2005, amoureux fou du compositeur, son voisin autrichien de Salzbourg. Il lui arrive encore, le soir, dans ses appartements du Vatican, de se mettre au piano. L'été dernier, dans sa maison de repos du Val d'Aoste, ses deux secrétaires, Georg Gaenswein et Mieczyslaw Mokrzycki, qui avaient oublié ses partitions favorites, ont dû courir jusqu'à la ville d'Aoste pour se les procurer.
L'histoire a fait le tour de l'Italie. Et c'est une petite musique que l'on entend en effet de Rome depuis un an, servie par la voix légèrement flûtée du nouveau pape, son sourire qui conquiert les foules - un million de participants à ses audiences publiques depuis son intronisation le 24 avril 2005 -, une sobriété de gestes, de déplacements et de discours assez éloignés du tonitruant Jean Paul II.
Un an après, le pape Ratzinger est resté le fin théologien, l'homme de réflexion que l'on connaissait depuis longtemps, au point que certains à Rome affirment : "C'est un cerveau que les cardinaux ont élu." Avec une pointe de nostalgie pour le pontificat précédent. Benoît XVI garde jalousement l'indépendance de sa vie privée. Levé tôt, couché tôt. A part les deux secrétaires privés de tout pouvoir - à la différence de Stanislaw Dziwisz, le confident de Jean Paul II, qui était tout-puissant à Rome - et les quatre religieuses allemandes qui assurent son service, il ne reçoit pas à sa messe du matin et peu à sa table, à la différence de son prédécesseur. Et quand il a des invités, ce n'est pas pour parler des affaires pontificales.
Même les principaux chefs de la Curie déjà en poste sous Jean Paul II et qu'il a gardés - comme le cardinal Angelo Sodano, secrétaire d'Etat, ou le substitut ("ministre de l'intérieur") argentin Leonardo Sandri - sont poliment écoutés, mais leur monologue est vite clos par un "merci". Karol Wojtyla avait besoin d'inviter, de converser. Son entourage polonais bavardait, faisant la fortune des journalistes.
Le pape allemand, lui, est un tempérament solitaire, secret, réfléchi. "Il est comme un bon médecin qui, avant de proposer une thérapie, veut faire un diagnostic complet", dit Orazio Petrosillo, vaticaniste du Messagero. "C'est un pape qui pose des questions, par exemple sur la laïcité, sur l'islam, dit un diplomate français. Ce n'est pas un catalogue de certitudes. Benoît XVI est un homme qui interroge, qui doute."
En 1977 déjà, nommé archevêque de Munich, Joseph Ratzinger s'était donné douze mois avant de procéder à des nominations et faire ses premiers arbitrages. Douze mois : à Rome, l'échéance est là. Tout peut arriver "demain matin", par surprise, disent en choeur les observateurs frustrés d'informations "coupées à la racine".
Cette première année ne fut toutefois pas sans résultat : une encyclique sur l'amour de Dieu largement diffusée et très bien acceptée ; des JMJ (Journées mondiales de la jeunesse) à Cologne plutôt réussies ; un synode d'évêques où la parole a été enfin libérée, le pape lui-même demandant son tour d'intervention ; un "consistoire" de cardinaux revenu dans les règles, avec un maintien du quota de 120 princes de l'Eglise en âge d'élire le pape (moins de 80 ans) et une confirmation du Sacré Collège dans sa fonction du "Sénat" ; puis le dialogue qui a été renoué avec les chrétiens orthodoxes, avec les catholiques traditionalistes, enfin confirmé et poursuivi avec les juifs. Bref, un pape de 79 ans qui veut économiser ses forces, mais surtout revenir à l'essentiel de sa fonction, se recentrer sur les tâches élémentaires du gouvernement et de l'enseignement de l'Eglise.
Il n'entend pas se disperser, par exemple, dans des voyages longs et lointains comme Jean Paul II. La Pologne (fin mai), Istanbul (fin octobre) - siège du patriarcat oecuménique orthodoxe de Constantinople -, l'Espagne catholique (début juillet) en conflit ouvert avec le gouvernement socialiste et laïque, puis la Bavière natale (septembre) sont des étapes obligées de son agenda.
Mais personne ne sait encore si Benoît XVI aura la volonté et la force de se rendre, en 2007, au Brésil pour l'ouverture de la Conférence des évêques latino-américains, à Sydney pour les nouvelles JMJ, en Israël, où il vient d'être convié par Shimon Pérès. Toutefois, si la Chine et la Russie l'invitaient à venir à Pékin et à Moscou, "ce pape irait même sur un brancard", assure un bon observateur.
LA "PATTE" DU THÉOLOGIEN
Aucun des grands dossiers n'a encore été traité sur le fond. La crise profonde des vocations sacerdotales et des ministères qui touche l'Eglise catholique a été quelque peu débattue au synode, mais rien ne laisse prévoir des prises de position nouvelles et spectaculaires. Tout au plus le pape a-t-il ouvert la voie, sans en dire davantage, à une "réflexion" sur la place de la femme dans l'Eglise. Le dialogue avec les autres religions a été aussi plus hiérarchisé. Avec, en priorité, l'orthodoxie européenne, en froid avec le Vatican depuis la chute du communisme ; avec les juifs ensuite, qu'à la synagogue de Cologne en août 2005 le pape allemand a salués comme ses "frères" ; bien après, viennent les musulmans, simplement qualifiés d'"amis", et enfin les autres sagesses asiatiques, ravalées au rang de "cultures", non de religions.
C'est l'un des rares acquis de cette première année, où se manifeste la "patte" du théologien Ratzinger qu'on savait déjà méfiant pour les rencontres interconfessionnelles d'Assise, aux résultats mitigés, voulues par son prédécesseur. Cette fermeté plus grande et cette volonté de renforcer d'abord l'identité catholique ont été illustrées par l'éviction du responsable du "dialogue interreligieux" à la Curie et le rattachement de son "ministère" à celui de la culture. Un spécialiste de la Curie la justifie : "L'islam n'est pas un monothéisme semblable au judaïsme et au christianisme. Ce n'est pas la même Révélation. Aucun dialogue religieux n'est possible avec l'islam, ni avec les sagesses d'Asie. Mais un dialogue culturel, oui."
Benoît XVI aime Mozart, a-t-on dit, mais lui-même a admis un jour, dans un entretien, que "chez Mozart il n'y a pas que la joie et la limpidité" comme celles d'Une petite musique de nuit. Il y a aussi le finale tragique du Don Juan et le Requiem.
Le monde résonne aujourd'hui de "tragédies wagnériennes, avec ses héros païens", constate Orazio Petrosillo. Au moins trois défis démesurés se présentent aujourd'hui sur la table du pape allemand : la crise sans précédent de la foi et des pratiques religieuses en Europe ; la prolifération des sectes ; la progression de l'islam. Autrement dit, la marginalisation et la mise au ban du Dieu chrétien. C'est cela qui hante Joseph Ratzinger depuis ses premières années d'enseignement en Allemagne et qu'il a développé dans ses nombreux écrits et documents. Le pape Ratzinger est-il taillé pour affronter les drames wagnériens de la planète ou restera-t-il l'homme de la petite musique mozartienne ?
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 18.04.06
par Henri Tincq
LE MONDE | 17.04.06 | 13h29 • Mis à jour le 17.04.06 | 13h29
Avec Benoît XVI, tout commence avec Dieu et... Mozart. On savait le pape bavarois élu il y a un an, le 19 avril 2005, amoureux fou du compositeur, son voisin autrichien de Salzbourg. Il lui arrive encore, le soir, dans ses appartements du Vatican, de se mettre au piano. L'été dernier, dans sa maison de repos du Val d'Aoste, ses deux secrétaires, Georg Gaenswein et Mieczyslaw Mokrzycki, qui avaient oublié ses partitions favorites, ont dû courir jusqu'à la ville d'Aoste pour se les procurer.
L'histoire a fait le tour de l'Italie. Et c'est une petite musique que l'on entend en effet de Rome depuis un an, servie par la voix légèrement flûtée du nouveau pape, son sourire qui conquiert les foules - un million de participants à ses audiences publiques depuis son intronisation le 24 avril 2005 -, une sobriété de gestes, de déplacements et de discours assez éloignés du tonitruant Jean Paul II.
Un an après, le pape Ratzinger est resté le fin théologien, l'homme de réflexion que l'on connaissait depuis longtemps, au point que certains à Rome affirment : "C'est un cerveau que les cardinaux ont élu." Avec une pointe de nostalgie pour le pontificat précédent. Benoît XVI garde jalousement l'indépendance de sa vie privée. Levé tôt, couché tôt. A part les deux secrétaires privés de tout pouvoir - à la différence de Stanislaw Dziwisz, le confident de Jean Paul II, qui était tout-puissant à Rome - et les quatre religieuses allemandes qui assurent son service, il ne reçoit pas à sa messe du matin et peu à sa table, à la différence de son prédécesseur. Et quand il a des invités, ce n'est pas pour parler des affaires pontificales.
Même les principaux chefs de la Curie déjà en poste sous Jean Paul II et qu'il a gardés - comme le cardinal Angelo Sodano, secrétaire d'Etat, ou le substitut ("ministre de l'intérieur") argentin Leonardo Sandri - sont poliment écoutés, mais leur monologue est vite clos par un "merci". Karol Wojtyla avait besoin d'inviter, de converser. Son entourage polonais bavardait, faisant la fortune des journalistes.
Le pape allemand, lui, est un tempérament solitaire, secret, réfléchi. "Il est comme un bon médecin qui, avant de proposer une thérapie, veut faire un diagnostic complet", dit Orazio Petrosillo, vaticaniste du Messagero. "C'est un pape qui pose des questions, par exemple sur la laïcité, sur l'islam, dit un diplomate français. Ce n'est pas un catalogue de certitudes. Benoît XVI est un homme qui interroge, qui doute."
En 1977 déjà, nommé archevêque de Munich, Joseph Ratzinger s'était donné douze mois avant de procéder à des nominations et faire ses premiers arbitrages. Douze mois : à Rome, l'échéance est là. Tout peut arriver "demain matin", par surprise, disent en choeur les observateurs frustrés d'informations "coupées à la racine".
Cette première année ne fut toutefois pas sans résultat : une encyclique sur l'amour de Dieu largement diffusée et très bien acceptée ; des JMJ (Journées mondiales de la jeunesse) à Cologne plutôt réussies ; un synode d'évêques où la parole a été enfin libérée, le pape lui-même demandant son tour d'intervention ; un "consistoire" de cardinaux revenu dans les règles, avec un maintien du quota de 120 princes de l'Eglise en âge d'élire le pape (moins de 80 ans) et une confirmation du Sacré Collège dans sa fonction du "Sénat" ; puis le dialogue qui a été renoué avec les chrétiens orthodoxes, avec les catholiques traditionalistes, enfin confirmé et poursuivi avec les juifs. Bref, un pape de 79 ans qui veut économiser ses forces, mais surtout revenir à l'essentiel de sa fonction, se recentrer sur les tâches élémentaires du gouvernement et de l'enseignement de l'Eglise.
Il n'entend pas se disperser, par exemple, dans des voyages longs et lointains comme Jean Paul II. La Pologne (fin mai), Istanbul (fin octobre) - siège du patriarcat oecuménique orthodoxe de Constantinople -, l'Espagne catholique (début juillet) en conflit ouvert avec le gouvernement socialiste et laïque, puis la Bavière natale (septembre) sont des étapes obligées de son agenda.
Mais personne ne sait encore si Benoît XVI aura la volonté et la force de se rendre, en 2007, au Brésil pour l'ouverture de la Conférence des évêques latino-américains, à Sydney pour les nouvelles JMJ, en Israël, où il vient d'être convié par Shimon Pérès. Toutefois, si la Chine et la Russie l'invitaient à venir à Pékin et à Moscou, "ce pape irait même sur un brancard", assure un bon observateur.
LA "PATTE" DU THÉOLOGIEN
Aucun des grands dossiers n'a encore été traité sur le fond. La crise profonde des vocations sacerdotales et des ministères qui touche l'Eglise catholique a été quelque peu débattue au synode, mais rien ne laisse prévoir des prises de position nouvelles et spectaculaires. Tout au plus le pape a-t-il ouvert la voie, sans en dire davantage, à une "réflexion" sur la place de la femme dans l'Eglise. Le dialogue avec les autres religions a été aussi plus hiérarchisé. Avec, en priorité, l'orthodoxie européenne, en froid avec le Vatican depuis la chute du communisme ; avec les juifs ensuite, qu'à la synagogue de Cologne en août 2005 le pape allemand a salués comme ses "frères" ; bien après, viennent les musulmans, simplement qualifiés d'"amis", et enfin les autres sagesses asiatiques, ravalées au rang de "cultures", non de religions.
C'est l'un des rares acquis de cette première année, où se manifeste la "patte" du théologien Ratzinger qu'on savait déjà méfiant pour les rencontres interconfessionnelles d'Assise, aux résultats mitigés, voulues par son prédécesseur. Cette fermeté plus grande et cette volonté de renforcer d'abord l'identité catholique ont été illustrées par l'éviction du responsable du "dialogue interreligieux" à la Curie et le rattachement de son "ministère" à celui de la culture. Un spécialiste de la Curie la justifie : "L'islam n'est pas un monothéisme semblable au judaïsme et au christianisme. Ce n'est pas la même Révélation. Aucun dialogue religieux n'est possible avec l'islam, ni avec les sagesses d'Asie. Mais un dialogue culturel, oui."
Benoît XVI aime Mozart, a-t-on dit, mais lui-même a admis un jour, dans un entretien, que "chez Mozart il n'y a pas que la joie et la limpidité" comme celles d'Une petite musique de nuit. Il y a aussi le finale tragique du Don Juan et le Requiem.
Le monde résonne aujourd'hui de "tragédies wagnériennes, avec ses héros païens", constate Orazio Petrosillo. Au moins trois défis démesurés se présentent aujourd'hui sur la table du pape allemand : la crise sans précédent de la foi et des pratiques religieuses en Europe ; la prolifération des sectes ; la progression de l'islam. Autrement dit, la marginalisation et la mise au ban du Dieu chrétien. C'est cela qui hante Joseph Ratzinger depuis ses premières années d'enseignement en Allemagne et qu'il a développé dans ses nombreux écrits et documents. Le pape Ratzinger est-il taillé pour affronter les drames wagnériens de la planète ou restera-t-il l'homme de la petite musique mozartienne ?
Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 18.04.06