Rassurer l'islam, retrouver les chrétiens d'Orient : les deux défis de Benoît XVI en Turquie
L'ANALYSE de Sophie de Ravinel, journaliste au service société du Figaro, en charge des affaires religieuses.
Publié dans Le Figaro du 28 novembre 2006
Benoît XVI, qui arrive en Turquie aujourd'hui, va marcher sur les traces de ses prédécesseurs Paul VI et Jean-Paul II à la recherche de l'unité rompue il y a dix siècles entre catholiques et orthodoxes. Mais à la différence des deux précédents papes, le personnage principal de cette visite, c'est l'islam. Or, non seulement la crise d'identité que celui-ci traverse fragilise la situation des chrétiens d'Orient qui vivent en terre musulmane ; mais cette crise provoque des divisions entre chrétiens d'Orient et chrétiens d'Occident.
Quatre journées vont-elles suffire à rappeler que l'Église est née en Orient avec le Christ, « astre levant » ? « Une tendance ombilicale fait dire aux Latins qu'ils sont les vrais catholiques et que leurs frères d'Orient appartiennent à une catégorie folklorique. Or, nous leur devons tout », note Mgr Philippe Brizard, directeur général de l'Œuvre d'Orient.
À Éphèse comme à Antioche, véritable berceau de l'Église, cette réalité va apparaître à la lumière des projecteurs qui entourent Benoît XVI. Le même éclairage va mettre en évidence cette autre réalité : dans un pays à 99 % musulman, seule une poignée de chrétiens subsiste encore en ces lieux de pèlerinage. Comme d'ailleurs à Istanbul, où Paul VI créa le scandale en 1967 en priant ostensiblement dans la basilique Sainte-Sophie, « cathédrale du monde » jusqu'en 1453. Jean-Paul II se contenta de la visiter en 1979. Ce que va aussi faire Benoît XVI en ajoutant une étape, de l'autre côté de la rue, dans son pendant musulman, la fameuse Mosquée bleue. « Un signe de respect et d'attention envers l'islam », a expliqué le Saint-Siège.
Il faut dire que, depuis la controverse de Ratisbonne en septembre, le Saint-Siège tente de corriger l'image d'un Pape perçu par certains comme « hostile » à l'islam et chef d'une sorte de coalition occidentale en guerre contre le supposé obscurantisme politico-religieux de l'Orient.
Rémi Brague, titulaire de la chaire de philosophie arabe à la Sorbonne et membre - comme l'était le cardinal Joseph Ratzinger - de la revue catholique internationale Communio, confirme en partie l'évolution pontificale : « Dans le dialogue avec l'islam, Benoît XVI fait preuve d'une grande prudence et ne souhaite pas entretenir d'illusions faussement réconfortantes. » L'universitaire ajoute : « Ce pape est plus rationnel et sans doute moins sentimental que Jean-Paul II, qui sous-estimait les difficultés du dialogue. »
Les orthodoxes russes appuient Benoît XVI. Le patriarcat de Moscou, dirigé par Alexis II, est la vraie puissance orthodoxe dans le monde. Après la controverse de Ratisbonne, son représentant auprès des institutions européennes à Strasbourg, l'higoumène Philarète, a souligné que les reproches faits au Pape étaient plus d'ordre politique que religieux. D'où, en conclusion, une invitation du responsable orthodoxe qui sonnait comme un avertissement : si le monde musulman veut « vraiment être compris et entendu en Europe, et dans le monde chrétien dans son ensemble », il doit accomplir « sa part du chemin vers un dialogue réel ».
Face à l'axe Vatican-Orthodoxie russe, les Églises d'Orient ont perdu leur influence politique depuis les années 1950, elles se sont réduites comme peau de chagrin et émiettées - Jérusalem compte une douzaine d'Églises pour 2 % de chrétiens en Israël et dans les territoires palestiniens (environ 35 % en 1948 !) - et subissent de plein fouet le malaise du monde arabo-musulman. Mais elles conservent tout de même une influence culturelle et pacificatrice qui s'exprime au travers d'un réseau de lycées et d'universités. Pour ces chrétiens d'Orient, l'islam est intériorisé ; d'où le fait que nombre d'entre eux réagissent sévèrement aux propos de Benoît XVI. Ils attendent du patriarche oecuménique Bartholomée Ier, installé à Istanbul, qu'il répète l'avertissement lancé au Pape en septembre : « Évitons de heurter les croyances de l'autre. »
Jean-François Colosimo, professeur à l'institut Saint-Serge, réfute l'idée selon laquelle ce type de réaction serait dicté par la seule crainte d'un horizon de danger : « Les chrétiens d'Occident ne mesurent tout simplement pas ce qui, dans l'islam, découle de la culture chrétienne orientale et nourrit donc des liens multiséculaires. » Une singularité clairement mise en valeur par le patriarche d'Antioche, Ignace IV. « La religion n'est pas un sujet de luxe intellectuel et philosophique », avait-il affirmé au Pape depuis le Liban. « Elle est au service d'une coexistence fondée sur l'amour et en concordance avec les croyances et les cultes. C'est ce qui distingue cet Orient dans lequel nous vivons depuis le temps des messages divins jusqu'à nos jours. »
Jusqu'à vendredi, Benoît XVI va donc devoir relever un double défi : rassurer les musulmans et renouer avec ses frères d'Orient. Pour cela, il reprendra sans doute à son compte des propos tenus en 2005 par Grégoire III Laham. Le patriarche melkite déclarait que « la force du fondamentalisme se trouve dans la faiblesse de ce que l'on appelle l'Occident chrétien ». « Le fondamentalisme, ajoutait ce Syrien longtemps en charge des grecs-catholiques à Jérusalem, est une maladie qui se déclenche et s'enracine dans le vide de la modernité occidentale pour laquelle le christianisme n'est qu'une couverture idéologique. Si l'islam avait vraiment en face de lui une chrétienté réelle, accueillante, limpide, forte, capable de témoigner, si l'Occident était vraiment animé par la force spirituelle chrétienne, le rapport avec l'islam serait une interaction, un dialogue, une coexistence loyale. »
Publié dans Le Figaro du 28 novembre 2006
Benoît XVI, qui arrive en Turquie aujourd'hui, va marcher sur les traces de ses prédécesseurs Paul VI et Jean-Paul II à la recherche de l'unité rompue il y a dix siècles entre catholiques et orthodoxes. Mais à la différence des deux précédents papes, le personnage principal de cette visite, c'est l'islam. Or, non seulement la crise d'identité que celui-ci traverse fragilise la situation des chrétiens d'Orient qui vivent en terre musulmane ; mais cette crise provoque des divisions entre chrétiens d'Orient et chrétiens d'Occident.
Quatre journées vont-elles suffire à rappeler que l'Église est née en Orient avec le Christ, « astre levant » ? « Une tendance ombilicale fait dire aux Latins qu'ils sont les vrais catholiques et que leurs frères d'Orient appartiennent à une catégorie folklorique. Or, nous leur devons tout », note Mgr Philippe Brizard, directeur général de l'Œuvre d'Orient.
À Éphèse comme à Antioche, véritable berceau de l'Église, cette réalité va apparaître à la lumière des projecteurs qui entourent Benoît XVI. Le même éclairage va mettre en évidence cette autre réalité : dans un pays à 99 % musulman, seule une poignée de chrétiens subsiste encore en ces lieux de pèlerinage. Comme d'ailleurs à Istanbul, où Paul VI créa le scandale en 1967 en priant ostensiblement dans la basilique Sainte-Sophie, « cathédrale du monde » jusqu'en 1453. Jean-Paul II se contenta de la visiter en 1979. Ce que va aussi faire Benoît XVI en ajoutant une étape, de l'autre côté de la rue, dans son pendant musulman, la fameuse Mosquée bleue. « Un signe de respect et d'attention envers l'islam », a expliqué le Saint-Siège.
Il faut dire que, depuis la controverse de Ratisbonne en septembre, le Saint-Siège tente de corriger l'image d'un Pape perçu par certains comme « hostile » à l'islam et chef d'une sorte de coalition occidentale en guerre contre le supposé obscurantisme politico-religieux de l'Orient.
Rémi Brague, titulaire de la chaire de philosophie arabe à la Sorbonne et membre - comme l'était le cardinal Joseph Ratzinger - de la revue catholique internationale Communio, confirme en partie l'évolution pontificale : « Dans le dialogue avec l'islam, Benoît XVI fait preuve d'une grande prudence et ne souhaite pas entretenir d'illusions faussement réconfortantes. » L'universitaire ajoute : « Ce pape est plus rationnel et sans doute moins sentimental que Jean-Paul II, qui sous-estimait les difficultés du dialogue. »
Les orthodoxes russes appuient Benoît XVI. Le patriarcat de Moscou, dirigé par Alexis II, est la vraie puissance orthodoxe dans le monde. Après la controverse de Ratisbonne, son représentant auprès des institutions européennes à Strasbourg, l'higoumène Philarète, a souligné que les reproches faits au Pape étaient plus d'ordre politique que religieux. D'où, en conclusion, une invitation du responsable orthodoxe qui sonnait comme un avertissement : si le monde musulman veut « vraiment être compris et entendu en Europe, et dans le monde chrétien dans son ensemble », il doit accomplir « sa part du chemin vers un dialogue réel ».
Face à l'axe Vatican-Orthodoxie russe, les Églises d'Orient ont perdu leur influence politique depuis les années 1950, elles se sont réduites comme peau de chagrin et émiettées - Jérusalem compte une douzaine d'Églises pour 2 % de chrétiens en Israël et dans les territoires palestiniens (environ 35 % en 1948 !) - et subissent de plein fouet le malaise du monde arabo-musulman. Mais elles conservent tout de même une influence culturelle et pacificatrice qui s'exprime au travers d'un réseau de lycées et d'universités. Pour ces chrétiens d'Orient, l'islam est intériorisé ; d'où le fait que nombre d'entre eux réagissent sévèrement aux propos de Benoît XVI. Ils attendent du patriarche oecuménique Bartholomée Ier, installé à Istanbul, qu'il répète l'avertissement lancé au Pape en septembre : « Évitons de heurter les croyances de l'autre. »
Jean-François Colosimo, professeur à l'institut Saint-Serge, réfute l'idée selon laquelle ce type de réaction serait dicté par la seule crainte d'un horizon de danger : « Les chrétiens d'Occident ne mesurent tout simplement pas ce qui, dans l'islam, découle de la culture chrétienne orientale et nourrit donc des liens multiséculaires. » Une singularité clairement mise en valeur par le patriarche d'Antioche, Ignace IV. « La religion n'est pas un sujet de luxe intellectuel et philosophique », avait-il affirmé au Pape depuis le Liban. « Elle est au service d'une coexistence fondée sur l'amour et en concordance avec les croyances et les cultes. C'est ce qui distingue cet Orient dans lequel nous vivons depuis le temps des messages divins jusqu'à nos jours. »
Jusqu'à vendredi, Benoît XVI va donc devoir relever un double défi : rassurer les musulmans et renouer avec ses frères d'Orient. Pour cela, il reprendra sans doute à son compte des propos tenus en 2005 par Grégoire III Laham. Le patriarche melkite déclarait que « la force du fondamentalisme se trouve dans la faiblesse de ce que l'on appelle l'Occident chrétien ». « Le fondamentalisme, ajoutait ce Syrien longtemps en charge des grecs-catholiques à Jérusalem, est une maladie qui se déclenche et s'enracine dans le vide de la modernité occidentale pour laquelle le christianisme n'est qu'une couverture idéologique. Si l'islam avait vraiment en face de lui une chrétienté réelle, accueillante, limpide, forte, capable de témoigner, si l'Occident était vraiment animé par la force spirituelle chrétienne, le rapport avec l'islam serait une interaction, un dialogue, une coexistence loyale. »