9.17.2008

Benoît XVI et la République

La chronique d'Alain-Gérard Slama dans le Figaro.

À présent que la page de la visite de Benoît XVI en France est tournée, peut-être est-il possible de tenter sereinement un premier bilan de son rapport à la République, qui a soulevé les passions. Le véritable débat on l'a entrevu dès les premiers commentaires du Pape sur la «laïcité positive» porte moins sur la notion de séparation de Dieu et de César que sur l'autre séparation, qui en découle, entre l'espace public et la sphère privée.

La séparation de Dieu et de César, qui est le principe premier de la laïcité tout court, ne devrait pas donner lieu à contestation, puisqu'elle découle des Évangiles. Si elle a donné lieu à des affrontements incessants, c'est parce que, pensée au départ comme l'affirmation évidente de la distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, elle a été utilisée par chacun pour se protéger des empiétements de l'autre.

Au Moyen Âge, il s'agissait, pour les théologiens, de garantir le pape contre les prétentions hégémoniques de l'empereur. Sous la monarchie, l'argument a servi à protéger le roi, proclamé de droit divin, contre l'autorité spirituelle du pape. La Révolution, avec la Constitution civile du clergé, l'Empire avec le Concordat, la République avec la politique anticléricale, portent l'empreinte de cette tradition gallicane qui, au nom de la distinction entre les deux pouvoirs, prétendit, de façon paradoxale, imposer sa domination à l'Église sur son territoire. Le petit père Combes lui-même, qui n'oubliait pas son passé de séminariste, songea d'abord à imposer un concordat à l'Église de France avant la séparation de 1905, dont le grand artisan fut Aristide Briand.

Le paradoxe consistant à vouloir contrôler le pouvoir spirituel pour consolider le pouvoir temporel a eu la vie dure, puisque nous continuons à qualifier de «laïque » le système de religion d'État mis en place par Atatürk après la chute de l'Empire ottoman. Ce paradoxe s'est perpétué, en France, à travers la querelle de l'école, et on a pu considérer que l'apaisement progressif de cette querelle marquait l'apaisement définitif du vieux conflit. De l'appel au ralliement de Léon XIII jusqu'à la loi Debré de décembre 1959, puis au retrait de la loi Savarin de janvier 1984, l'histoire des relations entre les catholiques et la République a été celle d'un lent progrès, celui de l'idée laïque, qui semblait ne plus faire question. C'est si vrai que, en 1994, le grand historien catholique René Rémond croyait pouvoir écrire que la question religieuse était derrière nous, dans un essai intitulé La politique n'est plus ce qu'elle était.

À peine plus de cinq ans plus tard, en 2000, le même René Rémond s'inquiétait de voir de nouveau le christianisme en accusation. Dans ce rebondissement de la question religieuse en France, les responsabilités sont partagées. Elles mettent en cause, en vrac, le regain de l'islam, l'influence des autres modèles laïques européens, les phénomènes de ressourcement identitaire et de repli communautaire provoqués par le choc de la mondialisation… Mais aucun de ces facteurs n'aurait eu le même impact, si, dans le dialogue entre la République et les religions, l'autre question, celle de la séparation entre l'espace public et la sphère privée, n'était pas demeurée en suspens.

Lancée au moment de la querelle des inventaires des biens d'Église après la séparation, cette question a rejailli en pleine lumière lors des débats sur le voile islamique. En posant pour principe que la République ne salarie ni ne subventionne aucun culte, la laïcité à la française, marquée par le rationalisme des Lumières, présente la particularité de chercher à cantonner le plus possible l'ordre de la foi dans la sphère privée. Le plus possible, compte tenu de la formidable présence du patrimoine chrétien dans les bâtiments publics et jusque dans le calendrier républicain. Mais l'idée est profonde : elle vise à éviter la pression publique des cultes sur les décisions politiques, avec leurs innombrables enjeux, allant de la politique étrangère jusqu'aux mœurs ; et elle vise aussi, et peut-être surtout, à prévenir le choc des croyances, dont chacune est persuadée de détenir la vérité, dans un domaine, celui de la décision politique, où l'éthique de la responsabilité, tournée vers l'intérêt général, ne coïncide presque jamais avec l'éthique de la conviction.

Cela ne signifie pas que, dans l'espace public, les religions n'aient rien à dire. Les fondateurs de l'école républicaine ont retenu du catholicisme l'essentiel de sa morale, mais uniquement en ce qu'elle a d'universel. Le problème est que toute religion tend vers l'unité et ne conçoit pas de séparer son credo de la recherche de la vérité. Benoît XVI dénonce avec lucidité les méfaits de la foi sans la raison. Il reste dans sa logique, mais on ne peut le suivre quand il conteste, plus subtilement que son prédécesseur, la pertinence de la raison sans la foi (1). La sagesse de la République et de ceux qui en ont la charge est de veiller à ce que chacun reste dans son ordre, de part et d'autre de la frontière qui sépare l'intérêt public de l'indépendance privée.

(1) Voir l'important essai de Philippe Levillain,Le Moment Benoît XVI , Fayard.

9.15.2008

La sérénité extraordinaire du petit homme en blanc

Le Figaro


Chantal Delsol

Auditrice attentive du discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins, Chantal Delsol, philosophe, se dit frappée par la force qui se dégage de ce pape quand il rappelle ce que l'Europe doit au christianisme.

Chaque fois qu'un pape visite la France, se déroule un scénario à peu près analogue : une bonne partie des médias vocifère, pendant qu'une foule de fidèles se mobilise. Aujourd'hui plus encore qu'au cours des derniers voyages de Jean-Paul II, c'est la différence des styles et des tons qui me frappe : hargne et sérénité.

Des intellectuels et des politiques emplissent les pages de grands quotidiens d'une indignation véhémente : dénonciation d'une alliance du trône et de l'autel, comptabilité des millions d'euros arrachés aux fonds publics pour recevoir un individu qui n'est ni une vedette politique ni une vedette exotique (ah ! si c'était le dalaï-lama…), rappel obsessionnel des croisades, évocation des centaines d'églises chrétiennes pour lesquelles on n'engagerait pas le moindre de ces frais. En face, un petit homme en blanc s'avance dans une travée, environné de clameurs, sans ostentation ni gloire. Il est paisible. On sent dans sa démarche la persévérance et le sentiment que le chemin est long, mais que les forces ne manqueront pas. Il salue modestement. C'est un pèlerin, en somme. Un passant. Il parcourt le vieux monde, dont il constate sans aigreur ni acrimonie l'essoufflement, le vide, la dérision meurtrière. En sortant, il embrasse deux enfants et se retire dans sa voiture. Ses fidèles se regroupent en foules ferventes et gaies. Des jeunes chantent en latin. On leur a seriné sur l'air des lampions que c'était réac. Mais ils ne peuvent pas s'en empêcher, et les sermons médiatiques leur ont manifestement glissé dessus.

Ce petit homme doté d'un grand cerveau (personne ne le nie), s'installe au micro devant un parterre composé du gratin parisien. Bien entendu, il sait exactement ce qu'on lui reproche. Mais il n'est ni un soldat (comme le pape précédent qui ressemblait à un partisan descendu des montagnes et, à l'époque, nous en avions bien besoin), ni un politicien. Point de polémique. Ni d'agressivité. Finaud. Il sait qui se trouve dans la salle : beaucoup de ces plumes qui ont en leur temps défendu le marxisme jusqu'à extinction des feux, et continuent, avec une mauvaise foi sartrienne, à identifier l'Église à son Inquisition ; beaucoup de ces gens qui combattent l'idée même de vérité et confondent la tolérance avec le relativisme, tiennent Dieu pour l'ennemi du genre humain et tentent de faire croire à leurs lecteurs naïfs que l'Europe n'a pas d'identité, sauf à devenir sectaire et fanatique. Il les salue d'un regard neutre, comme s'il allait donner une conférence sur la syntaxe de Balzac. Et leur sert un discours pédagogique de haute volée (adapté à leur capacité de compréhension, sous-entendu : vous ne pourrez pas arguer, comme vous le dites de Bush, que le pape est un crétin) sur la quête de Dieu. Sur le dieu inconnu de Paul, et sur la chaise vide de Dieu. Sur le fait qu'il ne s'agit pas seulement de chercher Dieu, mais de se laisser trouver par Dieu, sachant bien qu'il se trouve dans un pays où l'on repousse Dieu davantage qu'on l'ignore. Sur la liberté qui, si elle prétend signifier l'absence de liens, court à l'arbitraire ou au fanatisme (ce dernier mot est d'ailleurs le seul que les journaux parlés du soir ont retenu : enfin un terme polémique, ou qui peut paraître tel). Il évoque ces moines qui, en cherchant Dieu, ont fondé la culture occidentale. Et cela signifie, au deuxième degré, comme on parle à un morveux qui se targue de ne rien devoir à personne : que seriez-vous sans cette tradition sur laquelle vous crachez ? Vous n'auriez même pas de salive… Car c'est elle, cette tradition, qui vous a conféré la liberté de cracher. Le tout, dans un murmure, avec l'accent allemand qui rappelle notre Alsace, et paisiblement.

Il sait bien qu'est assis dans la salle cet ancien président de la République sur l'insistance duquel l'Europe a évincé la mention des racines chrétiennes dans les textes fondamentaux. Il sait aussi que, dans ce pays, dès qu'on parle de l'identité d'une culture, on se voit accusé de vouloir la guerre entre civilisations. Il fait semblant d'ignorer tout cela. Il décrit comme un professeur ce lieu mystérieux d'où nous venons et qui nous a faits, ce lieu dont nous ne voulons pas. Il décrit cette identité avec une espèce de neutralité scientifique : c'est de l'histoire, tout de même, et nul ne peut effacer le passé. La frénésie négationniste, qui nous prétend sans héritage, apparaît ridicule.

Les appels à la «vigilance» se multiplient pour défendre la laïcité menacée (je me méfie de cette «vigilance»-là qui n'est jamais vigile de soi et ne s'oppose qu'aux excès des autres). En effet : si la laïcité signifie bien exclure la religion de toute sphère publique afin qu'elle ne s'exprime que dans les consciences, c'est-à-dire dans les arrière-cuisines, cette laïcité typiquement française n'a plus beaucoup d'avenir. Et pour une seule raison : les catholiques ne sont plus complexés de l'être. Ils s'afficheront donc autant que d'autres religions et courants. La laïcité revancharde et hargneuse laissera place à une sécularisation de pays civilisés : une distinction de la croix et du glaive, non plus la suppression de la croix cette chaise vide de Dieu.

Voici le message tranquille laissé par cette silhouette et cette voix modestes : nous existons. Nous existons plus loin que dans les arrière-cuisines et les consciences muettes. Nous influençons les gouvernants, nous offrons des modèles éducatifs, nous proposons un art de vivre et de penser. On ne pourra pas nous reléguer. Nous représentons l'institution la plus ancienne et la plus durable qui ait jamais existé dans l'histoire. Nous avons fait ce continent. Si les «vigilants» se réclament aujourd'hui des droits de l'homme, dont ils ne peuvent plus se passer, c'est bien parce que ces moines du XIIIe siècle ont suivi la trace d'un Dieu qui confirme la dignité humaine. L'Église a fondé non seulement ce que nous sommes, mais aussi ce qui nous reste lorsque nous ne voulons plus être rien.

D'ailleurs, nous ne prétendons qu'à exister. Que les «vigilants» se rassurent : l'Église ne possède aucune puissance. Elle ne revendique que des légions d'anges, lesquelles ne menacent personne, et sûrement pas des incroyants, j'imagine. Cette impuissance me rassure autant qu'eux : on sait bien que l'Église comme n'importe quelle institution peut abuser de son pouvoir, transformer ses clercs en tyrans domestiques et politiques. J'aime cette Église désarmée, guettée par l'absentéisme, affaiblie, et portée par l'espérance plutôt que par la satisfaction. C'est bien ce désarmement qu'incarne aussi la frêle et humble silhouette.

France de ce début de siècle. Un vieux pays dont les élites pour une bonne part haïssent le catholicisme, et dont une partie du peuple retrouve des racines religieuses dont elle estime avoir besoin pour donner sens à sa vie. Ce jeune salarié s'assied dans le métro le vendredi matin et y trouve un journal gratuit qui lui serine encore la chanson commune : ton argent va au gaspillage pour recevoir un pape, pauvre plouc ! Il lit attentivement ces pantalonnades, puis le lendemain se lève à six heures pour avoir sa place aux Invalides, et apercevoir la calotte blanche du pèlerin inopportun.
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