4.25.2006

Benoît XVI oppose aux fanatismes l'urgence d'un dialogue avec l'islam

de Sophie de Ravinel*
Le Figaro, 21 avril 2006, (Rubrique Opinions)

Si Jean-Paul II se trouvait, en 1978, face au communisme athée dont le vent du déclin déjà annoncé allait souffler à la poupe de l'Eglise, Benoît XVI est aujourd'hui confronté à deux «faiblesses» qui s'alimentent l'une l'autre : le relativisme et le fondamentalisme islamique. Leur force de résistance ou de frappe est pourtant, d'après ses analyses, des plus puissantes. Certes, le Pape ferraille depuis de longues années contre la première, dont la capacité de dissolution l'inquiète. L'exercice est moins rodé face aux plus militants des fondamentalistes musulmans. Il affronte sans détours l'islamisme radical, qu'il tient pour un nouveau totalitarisme, mais sa position d'équilibre est difficile à maintenir dans l'Eglise.

Les 1er et 2 septembre 2005 à Castel Gandolfo, un petit groupe d'universitaires – le cercle des anciens élèves de Ratzinger (Ratzinger-Schülerkreis) – s'est réuni avec le Pape autour de deux jésuites islamologues. Objectif : débattre de la position de l'islam face au monde sécularisé et des conséquences sur le dialogue entre chrétiens et musulmans. Quelques échos de ce colloque privé franchissent depuis peu les murs de la résidence d'été des papes.

«Benoît XVI juge très difficile une herméneutique du Coran, descendu du ciel dans les mains du prophète, contrairement aux Evangiles, dont la révélation est passée au travers de la pâte humaine. Pour lui, cela rend d'autant plus difficile un dialogue entre l'islam et le monde moderne, et par voie de conséquence avec le christianisme, qui en a permis l'émergence.» L'Egyptien Samir Khalil Samir, l'un des deux islamologues présents au colloque, accepte aujourd'hui de résumer les propos tenus par Benoît XVI en septembre. Il souligne «le fossé observé par le Pape devant une grande partie du monde musulman qui n'intègre pas la modernité, possède une conception figée de la révélation et renforce son attitude radicale, par sécurité».

Si ce professeur à l'université Saint-Joseph de Beyrouth se prête à l'exercice, c'est en partie pour contrer les propos attribués à Benoît XVI par un autre jésuite. Début janvier, l'Américain traditionaliste Joseph Fessio, fondateur de la maison d'édition Ignatius Press, a en effet rompu le silence et provoqué la controverse. Selon sa première version, le Pape estimerait l'islam incapable de se réformer. Une bombe dans les mains des idéologues qui veulent convaincre du «choc des civilisations». D'ailleurs, à peine a-t-il eu terminé son interview sur l'un des talk-shows radiophoniques les plus écoutés des Etats-Unis que l'information figurait déjà sur les pages Internet du fameux chroniqueur ultraconservateur Daniel Pipes, qui s'est illustré dans la défense du Grand Israël. Deux semaines plus tard, le père Fessio reconnaissait avoir quelque peu transformé les propos du Pape, qui, toujours selon le père Samir Khalil Samir, «estime la réforme difficile, mais pas impossible». Une nuance de poids.

Ce type de récupération politique n'est pas anodin, surtout dans le cadre de tensions comme celles qui agitent l'Egypte en ce moment.

Quelques mois avant son élection, le 5 juin 2004 à Caen, le cardinal Ratzinger a condamné ce type d'approche manichéenne et ceux qui tendent «à creuser plus profondément l'opposition». Il évoquait, certes, «la collusion entre deux grands systèmes culturels (...) l'«Occident» et l'Islam (...)», mais soulignait aussi leur caractère de «mondes polymorphes incluant de grandes différences internes». Au sein de ces mondes, sa principale préoccupation semble la coupure et le divorce entre la faiblesse d'une raison pure, opératoire et souvent asséchée, qui rejette toute fécondation de la religion et le fanatisme religieux, aveugle aux lumières de la raison.

Cela étant dit, dans cette même conférence, il n'hésite pas à considérer le terrorisme à matrice islamique comme «une espèce de nouvelle guerre mondiale». Quelques mois plus tard, dans son premier grand discours pontifical adressé à la communauté musulmane – en marge des Journées mondiales de la jeunesse de Cologne –, Benoît XVI mentionne aussi «la vague du fanatisme cruel (...) faisant obstacle à la progression de la paix dans le monde». Puis, devant le corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, en janvier, il reconnaît l'existence du «danger d'un choc des civilisations (...) rendu plus aigu par le terrorisme organisé».

Ce pape semble convaincu que, malgré tous les obstacles, un dialogue est tout simplement nécessaire avec le monde de l'islam. Y compris pour l'aider à traverser ce que le père Samir Khalil Samir considère comme «l'une des pires crises de son histoire : culturelle, politique, scientifique, militaire... – passant inaperçue dans un Occident aveuglé par l'expansion numérique». Mais à la condition que ce dialogue se déroule au niveau des problématiques socio-politico-économiques, d'où sa décision de placer sous la responsabilité du Conseil pontifical pour la culture celui du dialogue interreligieux. «Que voulez-vous que l'on aille discuter de la Trinité, ou de l'incarnation, avec les musulmans ?, s'interroge le jésuite égyptien. Et qui voulez-vous que cela intéresse ?» La position de Benoît XVI n'est peut-être pas si différente de celle de Jacques Ellul (1), qui dénonçait l'ambiguïté stérile de rapprochements trop rapides entre le christianisme et l'islam.

Cette ligne pontificale d'équilibre réaliste ne doit enfin pas être confondue avec une sorte d'«östlichepolitik» qui viendrait remplacer l'«Ostpolitik» d'un cardinal Casaroli. Comme cardinal, Joseph Ratzinger s'était opposé dans nos colonnes à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il avait d'ailleurs été isolé sur ce point par ceux-là mêmes qui, aujourd'hui à la secrétairerie d'Etat, préparent son prochain voyage à Istanbul en novembre prochain. Le Pape le répète : la qualité des échanges avec l'islam se juge avant tout à l'aune de la liberté religieuse.

(1) «Les trois piliers du conformisme», dans Islam et judéo-christianisme, PUF, 2004.

* Journaliste au service Société, en charge des affaires religieuses.

4.23.2006

Benoît XVI, intellectuel devenu pasteur

La Croix 18-04-2006

Austère et dépourvu du charisme de son prédécesseur polonais Jean-Paul II, le pape a cependant réussi à conquérir les foules à Rome

Combien sont-ils ? 35 000, 40 000 ? On s’y est habitué. C’est devenu un « non-événement » : chaque mercredi, les audiences publiques de Benoît XVI font «place comble», devant Saint-Pierre. Tout comme les Angélus du dimanche. Et pendant ce temps – on l’a peut-être trop vite oublié –, un petit volume caracole en tête des ventes de toutes librairies : Deus caritas est, d’un certain Benoît XVI… Populaire, ce pape ? Oui, à sa manière.

« Qui aurait dit cela du cardinal Ratzinger ? », note, amusé, un responsable de la curie désignant la place du Bernin, devant la fenêtre de son bureau. De fait, à Rome, quelques semaines après son élection, il y a un an, les responsables de l’Église ne cachaient pas leur pessimisme. Jamais, pensaient-ils, le pape Ratzinger n’obtiendrait les foules de Jean-Paul II, et, après les sommets de popularité atteints par ce dernier, l’Église catholique allait s’enfoncer progressivement dans l’anonymat…

Sa parole semble toujours tirer son auditoire vers le haut
Certes, l’effet curiosité joue encore. Pourtant, le pape allemand charme les foules. Et parvient à retenir l’attention. Son argument ? Ce que Joaquin Navarro-Valls, porte-parole, appelle la « pastorale de l’intelligence », tant il est vrai que la parole de l’ancien professeur, d’une rare clarté, semble toujours tirer son auditoire vers le haut. Lors des Journées mondiales de la jeunesse, à Cologne, un journal allemand avait surnommé avec humour le pape « l’académicien que l’on comprend ». Le ton reste pourtant recto tono. Pas d’effet de manche. À peine se laisse-t-il parfois interrompre par de rares applaudissements, qui semblent le gêner plus que le flatter. Jamais ses discours ne cherchent à enthousiasmer ou galvaniser.

Pour Benoît XVI, les mots, seuls, doivent suffire. Des mots qu’il tient à maîtriser : il écrit la plupart de ses homélies comme ses messages. Et, s’il a d’emblée prévenu qu’il publierait peu de textes, chaque expression est pesée. Le pape se plaît à emmener par la main l’auditeur dans une pensée qu’il maîtrise parfaitement. Exégèse d’un texte biblique, explication du baptême devant des jeunes couples, de l’Église-communion place Saint-Pierre, analyse du principe pétrinien pour la fête de la Chaire de Pierre ou du principe marial lors de l’Annonciation : si ardus soient les concepts, le pape reste accessible.

Benoît XVI a pris le risque de faire confiance au poids des mots
Ses textes sont parsemés de « pour mieux comprendre cette parole », ou « pour nous résumer », comme des balises qui guident le lecteur-auditeur. Le pape théologien n’aime d’ailleurs rien tant que faire de la « mystagogie », expliquer les « mystères de l’Église », lors de célébrations spécifiques : remise du pallium, des anneaux cardinalices… Et son encyclique, peu épaisse, est, dans sa première partie, un modèle de dissertation : la démarche est progressive, toujours résumée en fin de paragraphe.

Comme si celui qui supervisa la rédaction du Catéchisme de l’Église catholique sentait le besoin des fidèles d’aujourd’hui de mieux comprendre leur propre foi. Il est d’ailleurs un exercice qu’il semble priser par-dessus tout, au point de devenir un nouveau mode de communication pontificale : les improvisations devant un public restreint, sous forme de questions-réponses, à la manière des causeries philosophiques d’autrefois.

Les questions sont sans doute préparées. Les réponses du pape, non. L’expérience a commencé l’été dernier devant les prêtres du Val-d’Aoste. Elle a été reprise avec les enfants romains préparant la première communion, le pape prenant le temps de répondre aux grandes questions sur la vie dont les petits sont coutumiers… Benoît XVI a prolongé l’initiative avec les prêtres du diocèse de Rome, puis, début avril, avec les jeunes devant qui il s’est laissé aller à évoquer sa propre vocation, à l’époque du nazisme…

Là encore, ni musique, ni mise en scène – on est loin des JMJ. Parfois une prière, ou le chapelet, au désespoir des techniciens de la télévision, qui ne savent comment varier les prises de vue sur ce pape immobile. Mais rien n’y fait : dans ce monde surmédiatisé de l’image toute puissante, Benoît XVI a pris le risque de faire confiance au poids des mots.

Isabelle de GAULMYN à Rome
-->